GegenStandpunkt

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La guerre en Ukraine

Editorial

(de la revue trimestrielle GegenStandpunkt, numéro 1-22)

I.

C’est la guerre en Ukraine. Le monde assiste à la manière dont des États marchent à grande échelle sur des amas de cadavres lorsqu’ils voient leur propre survie en jeu. Ce que ce « propre » signifie et implique pour leurs peuples, ce sont aussi les États qui le définissent. Et pourtant, les mêmes peuples, à travers le monde et particulièrement en Europe, réagissent en s’engageant sans réserve à une prise de parti moral.

Est-ce qu’il ne leur manque pas une case ?

Cette attitude n’est pas meilleure quand, en tant que personne réfléchie, certains arrivent à la conclusion judicieuse qu’aucune des puissances, impliquée comme bourreau dans ce carnage, ne mérite sans réserve leur précieux soutien moral. On voit que la vie humaine est entièrement à la merci des États lorsque, dans leur confrontation, la situation s’aggrave pour eux. Même si on a la chance de ne pas se retrouver entre deux feux, on s’aperçoit de sa propre impuissance totale face aux dispositions brutales des États. Et puis on s’imagine être le juge qui tranche sur la légitimité et l’illégitimité des actions des pouvoirs étatiques en adoptant un point de vue supérieur d’où on regarde les cadavres et les ravages pour se sentir appelé à répondre à la question : ont-ils le droit de faire tout cela ?

Bien sûr, presque personne ne se pose sérieusement cette question, au moins dans les pays occidentaux. Car le constat que les États en tant que belligérants marchent sur des cadavres – montrant ainsi ce qu’ils ont capables de faire en tant que puissances souveraines – est déjà rejeté depuis longtemps. Ici, on constate qu’il y a un côté qui a attaqué et un autre qui s’est seulement défendu. C’est donc celui-ci le bon, il mérite incontestablement que l’on se range de son côté. Alors encore une fois : en Ukraine, on dévaste, on tue et on meurt parce que les États confirment ce qu’ils définissent comme leur bon droit qui leur est propre et qui est incompatible avec l’ennemi. Ce faisant, ils mettent en jeu la vie et la survie de leurs populations ainsi que celles de leurs adversaires, les gaspillant dans la mesure où cela sert à leur fin. Et alors, précisément parce que cela ne laisse pas indifférent, il serait irréfutable d’être au fond de soi-même pour l’un des deux camps et contre l’autre ? On apprend que, en guerre, l’individu ne vaut rien du tout et puis on souhaite une bonne issue à ce carnage-là ? A-t-on encore toute sa tête ?

II.

En Ukraine s’affrontent les deux superpuissances militaires mondiales qui se sont procuré des moyens de violence surabondants. Elles ont déjà planifié et préparé leur utilisation afin de tuer une grande partie de l’humanité et détruire les conditions de vie sur la terre lors de l’étape finale de leur collision guerrière. Dans le « cas » actuel de l’Ukraine, nous assistons à une première étape de cette collision allant du chantage guerrier à la destruction guerrière, une étape telle qu’elle a été esquissée dans leurs doctrines de guerre : l’entrée dans l’escalade dont le point final ne doit jamais se produire, d’après ce que nous assurent les deux parties. Elles se menacent pourtant avec tellement d’insistance de cette escalade que les responsables se mettent en garde les uns les autres de ne pas la déclencher – ce qui est justement la manière diplomatique de se menacer réciproquement de le faire.

Doit-on vraiment prendre parti en tant que personne privée qui se sent concernée là où il est finalement si évident comme les États considèrent et gèrent la relation entre eux-mêmes, leur propre droit à l’existence, défini de manière souveraine, et le matériel humain qu’ils trient par nation ? Ou faut-il, dans une sage pondération, donner tort à parts égales aux deux parties en vue de la transition guerrière finale – à deux puissances fières de ne reconnaître aucun droit autre que celui qu’elles se reconnaissent à elles-mêmes ; comme ‘God’s own Country’ dans l’une ou l’autre version ?

Il est tout simplement inadéquat, pour parler grossièrement : extrêmement ridicule, de réagir, avec le moralisme privé de l’individu qui se sent concerné, à la brutalité du droit en vertu duquel agissent les États, des plus petits jusqu’aux grandes puissances capables de détruire le monde.

III.

Il en va autrement si l’on ne pense et ne juge pas comme une personne privée poussée par ses propres considérations humanitaires, mais en tant que citoyen mobilisé par la moralité publique. On est alors partial avant même de prendre parti. C’est la vraie raison pour laquelle une citoyenneté éveillée n’accepte l’impartialité de personne. Celui qui n’exprime pas la juste position s’exclut du parti que prend la nation, parce que – et dans la mesure où – celle-ci est partiale dans le massacre des États qui a lieu actuellement et, bon gré mal gré, dans l’escalade qui en découle et ses débordements finaux.

Cette prise de parti est alimentée par des images et des règles de langage qui émeuvent à leur tour l’individu en tant que personne privée sensible, ce qui est au moins leur intention. Mais en même temps, elles ont et devraient avoir régulièrement un tout autre effet : dans la souffrance et la misère causées par les États, l’individu informé ne perçoit plus son impuissance face aux puissances étatiques qui fonctionnalisent des populations entières pour leur volonté de se conserver ; il se prend pour le représentant du pouvoir qui dispose de lui. Par conséquent, il ne se contente pas de plaindre les victimes et de détester les agresseurs, mais il réclame des armes pour les auteurs de la violence exécutée par le bon côté politique et il encourage les volontaires ainsi que les obligés du service militaire à commettre des actes de guerre.

IV.

On peut au moins s’épargner ces erreurs théoriques, c’est-à-dire les prises de position humanitaire et civique, dont la combinaison est si productive pour la conviction politique – même si cela ne nous épargne ni la guerre ni l’enthousiasme guerrier de nos concitoyens indignés. Car il est tout de même possible de s’expliquer à soi-même et à tous ceux qui sont prêts à écouter la guerre et ses raisons – les raisons générales de chaque souverain étatique ainsi que les raisons particulières de l’OTAN et de la Russie, lesquelles risquent de mener à une guerre mondiale. On ne peut certainement pas en tirer de l’espoir qui est, de toute façon, seulement une des vertus principales d’un moralisme préparé et adapté à la guerre. Mais au moins, on ne sera pas, avec sa propre faculté de juger, le jouet des grandes puissances dogmatiques armées.

Vous trouverez des propositions d’explication dans la revue GegenStandpunkt.

 


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