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Révolte des « gilets jaunes »

Le populiste de l’Élysée et le peuple, profondément désunis

Depuis novembre 2018, samedi après samedi, des citoyens de toute la France, vêtus de gilets jaunes, ne cessent de remettre en cause l’ordre public de manière assez militante : Ils bloquent des ronds-points, détruisent de nombreux radars, paralysent une partie de la capitale et certains d’entre eux vont jusqu’à prendre à partie le sanctuaire national qu’est l’Arc de Triomphe. Près de 250 000 Français participent activement au « plus grand mouvement populaire depuis la révolte étudiante de mai 1968 ». Au plus fort de la mobilisation une majorité de Français exprimait sympathie et compréhension pour ces protestations.

Le point de départ des protestations est l’introduction d’une taxe carbone visant à rendre plus chers l’essence, le diesel et le fioul, mais l’émoi populaire s’est vite propagé à tout ce qui dérange les Français : dans les régions rurales, où les gens ont besoin d’une voiture, il y a peu d’emplois, et s’il y en a, alors seulement pour des salaires misérables. Avant même la taxe sur le CO2, une grande partie de la population n’arrivait pas à boucler leurs fins de mois. Face à l’exode rural qui en résulte, l’État, dans la volonté de réduire ses dépenses, démantèle les services publics de proximité en supprimant des liaisons ferroviaires et en fermant des écoles et des hôpitaux, ce qui renforce la nécessité de partir pour les villes. Dans la ville, les salaires ne sont pas suffisants non plus, la situation dans les banlieues ne progresse pas, alors que c’est précisément dans les banlieues que l’État devrait investir. Les pensions de retraite sont trop faibles, pourtant des plans gouvernementaux visent à augmenter les cotisations pour résoudre les problèmes budgétaires du Trésor public. Le mouvement inclut dans sa longue liste de revendications toutes les insatisfactions qui se manifestent et de manière égale, des plus importantes aux plus futiles sans tenir compte du fait  qu’elles sont en concurrence les unes avec les autres. Même le manque de places de stationnement est affiché comme une juste raison de la colère des citoyens contre les autorités. Cette lutte se veut l’aube d’une révolution dont le mot d’ordre prétentieux serait « On ne veut pas de miettes de pain, on veut toute la baguette ! »

Il n’est pas question au sein du mouvement de savoir en quoi consiste cette baguette. Pour ceux qui mettent un gilet jaune, tout intérêt lésé et l’indignation face aux conditions de vie qu’on leur impose semblent être des raisons suffisantes de leur révolte – or dans le leitmotiv « ça ne peut pas continuer comme ça » s’épuise tout objectif politique. Le mouvement n’a pas de programme et refuse d’en avoir un. Les gilets jaunes considèrent toute directive politique particulière proposée de la part des syndicats ou des partis d’opposition de droite comme de gauche comme une entrave à la diversité et l’ampleur de la mobilisation ainsi qu’à la « colère apolitique » qu’ils entendent exprimer.

Ils rejettent cela comme une tentative de récupérer et d’instrumentaliser leur colère authentique : le mouvement ne veut être ni de gauche ni de droite, comme le Président Macron, contre lequel – c’est son seul point d’unité – le bric-à-brac indéfini d’indignation citoyenne est dirigé. Peu importe ce qui motive et rassemble les individus qui composent le mouvement, ensemble, ils rendent Macron responsable de tous les maux du pays et font de lui le seul et unique coupable de leurs conditions difficiles ; en ignorant que le rôle du Président consiste à assurer une raison d’Etat capitaliste dans la concurrence européenne et mondiale des nations. Pour les manifestants, son indifférence face à leur détresse, son arrogance envers ‘Monsieur et Madame tout le monde’ cristallise la défiance envers la figure du Président. Le point culminant de tout le mouvement se résume pour certains dans le slogan « Macron – démission ! ».

Ainsi, le peuple français règle ses comptes avec le populiste à l’Elysée non seulement pour sa propre mise en scène durant la campagne électorale – pendant laquelle il s’est laissé mobiliser pour le changement de pouvoir – mais aussi dans son exercice du pouvoir.

Macron – un populiste décevant

Après tout, c’est lui qui s’est érigé en tribun du peuple, répétant à l’envi que lui seul serait capable de sauver la France de la droite, de l’extrême droite, de la gauche et du déclin. Il voulait mettre la « République en marche » et former un front contre la classe dirigeante qu’il accuse non seulement de mal gouverner mais également d’avoir failli à sa mission de faire de la France une puissance qui compte, un succès national auquel le peuple aurait naturellement droit.

Selon Emmanuel Macron, la France n’exploite pas tout son potentiel et ne parvient pas à s’imposer en tant que leader européen, et ce pour diverses raisons: la manière corrompue dont la classe politique distribue des postes et s’enrichit personnellement ; son manque de volonté de mener les réformes dont la France aurait besoin afin de sortir de cette situation ; son copinage avec les bénéficiaires de cette France immobile et, inversement, son manque de fermeté contre l’égoïsme des intérêts corporatistes. Macron propose aux électeurs de ramener leurs difficultés matérielles et toute insatisfaction qui en résulte à l’état honteux de leur patrie et ainsi, d’identifier leur situation individuelle peu satisfaisante et celle du pays. Macron appelle les électeurs à renverser sous ses ordres les vielles loyautés politiques du pouvoir et à jeter les bases pour un nouveau départ de la France.

En 2017 cela a fonctionné à merveille : le sauveur de la nation a remporté les élections et a été doté d'un pouvoir extraordinaire grâce au parti présidentiel, qu’il avait créé juste avant et qui lui est entièrement dévoué. A cela s’ajoute l’écrasante majorité parlementaire que son parti a obtenue quelques semaines après sa victoire aux élections présidentielles. Désormais Macron personnifie la volonté du peuple, toute action de l’État est une exécution de ses décrets, il est lui-même responsable de tous les résultats.

Le peuple a été – conjointement avec le nouveau personnage phare – sollicité à combattre et à éliminer tout ce qui freine ou affaiblit la France ; mais ce rôle actif a rapidement pris fin. La marche pour laquelle Macron a mobilisé la république s’est dirigée dans les bureaux de vote : Il n’a fallu que deux tours de scrutin pour renverser les partis établis, les marginaliser et abolir leur façon d’administrer l’État. Dès lors, le devoir patriotique des masses mobilisées pour la renaissance nationale consiste à endurer et à soutenir les conséquences des décisions présidentielles. Elles ont autorisé Macron à faire le nécessaire pour le grand projet national. Désormais ce projet n’a plus besoin de leur engagement actif, car le nouveau Président mène la politique habituelle : Macron veut renforcer la France et, ce faisant, défier les rapports de forces au sein de l’Union européenne. Il prépare donc le redressement de son pays selon les règles de cette confédération d’États capitalistes. Gagner en influence dans la zone Euro, c’est respecter les critères de réussite fiscale que d’autres Etats ont fixés et que la France qui veut redevenir grande doit remplir. Pour amorcer le redressement, le Président a recours aux techniques classiques de la concurrence capitaliste entre les pays : assurer la performance de l’économie, un équilibre entre croissance et dette publique, et à travers cela à contribuer à la stabilité de la monnaie unique et à la liberté dans le financement du budget national. Les moyens disponibles pour promouvoir la croissance nationale sont des salaires bas, des heures de travail flexibles, l’allègement des impôts pour les entreprises et des libertés accrues dans le traitement de la main d’œuvre. Cela impose des recettes fiscales élevées provenant de toutes autres sources que les revenus du capital et des dépenses publiques limitées à l’investissement productif pour maintenir l’équilibre budgétaire et contenir de nouveaux emprunts.

La base électorale du Président est prête à assimiler sa mauvaise situation à celle du pays et à s’engager pour un renouveau national de fond en comble. Le Président répond à cette volonté en séparant les deux : il considère les revendications de ses électeurs en matière de salaires et de prestations sociales comme des freins à la réussite de la France, et il se sert des revenus modestes des citoyens ordinaires comme masse financière disponible pour une restructuration budgétaire conforme aux exigences de la zone Euro. Ce n’est pas de cette manière que les citoyens révoltés pour la grandeur de la nation imaginaient l’éveil français pour lequel ils ont voté. Ils se sont laissé mobiliser pour mettre en marche une véritable souveraineté populaire contre un « establishment » corrompu. Or, une fois au pouvoir, Macron ne poursuit plus le combat contre cet ennemi imaginaire, coupable de tous les maux à même de révolter un patriote français ; un ennemi qui garantirait une solidarité indéfectible entre le peuple et le Président – stratégie communément mise en œuvre par tout populiste qui a du succès.  Macron est par là même en contradiction avec la politique adoptée avant avec laquelle il a su mobiliser les Français car il ne transforme pas la fureur patriotique qu’il a provoquée contre les partis établis dans un militantisme loyal. Dès son arrivée au pouvoir, il attribue un rôle passif au peuple qui doit supporter les mesures présidentielles et se tenir tranquille, il rejette les premières objections faites à son style en les mettant à l’écart avec une posture nationale-morale : il polémique contre les « fainéants » et les « Gaulois réfractaires au changement » et invite les chômeurs à s’approprier un esprit entrepreneur. Nombre de ses électeurs qui se considèrent honnêtes et travailleurs doivent reconnaitre que ces accusations les visent également et ils se sentent insultés. Maintenant ils séparent à leur tour Macron de l’effort national pour lequel ils se sont laissé mobiliser, et ne voient en lui que le représentant d’intérêts privés abusifs, le « président des riches », qui ne fait rien d’autre que de poursuivre la logique de l’ancien « système » - et cela avec plus de vigueur.

Macron se bat pour sa liberté d’action en démasquant son populisme comme stratagème électoral

Les manifestations des gilets jaunes se poursuivent et sont soutenues avec beaucoup de sympathie et sont rapidement suivies d’effet : Macron reconnaît que la confiance du peuple en son chef est brisée, et donc aussi en sa capacité absolue à s’affirmer contre les institutions démocratiques qu’il travaille à court-circuiter. Il reconnaît qu’une partie de tout cela doit d’abord être regagnée.

Il s’adresse donc au peuple, annonce sur un ton teinté d’autocritique qu’il a « compris » l’appel populaire – et précise la manière dont il l’a compris : une demande de rendre le programme de réforme plus compréhensible, mais en aucun cas de remettre en cause sa nécessité. Il fait la distinction entre les dérives militantes de la protestation qu’il juge illégitimes et les préoccupations légitimes des honnêtes gens qu’il dit comprendre et auxquels il fait certaines concessions. Il renonce à quelques mesures qui ont provoqué l’indignation : l’introduction de la taxe carbone est reportée sans échéance annoncée, le salaire minimum est revalorisé de 100 euros par mois sur le budget de l’Etat et l’augmentation des cotisations sociales sur les retraites est repoussée dans un premier temps afin de calmer les esprits.

Puis le président passe à l’offensive et lance un grand débat national avec le peuple au sujet de son insatisfaction. Officiellement, il est encore le roi élu qui échange des idées avec ses sujets en contournant (presque) toutes les institutions. Il charge le plus bas niveau de l’administration de l’État, les mairies, d’organiser des rencontres avec des citoyens « ordinaires » sélectionnés. Il tend patiemment l’oreille présidentielle pour qu’ils lui disent où le bât blesse, ce que les Français attendent de leur État et qu’ils délibèrent avec lui de la façon dont leurs souhaits pourraient éventuellement être exaucés. Ainsi s’achève cette invocation à l’unité populaire pour le moment ; cette invocation qui, sans donner plus de détails, martèle que le succès de la nation est l’intérêt commun évident et obligatoire de tous les Français. C’est au nom de ce succès national que Macron s’acharne contre ceux qui ont échoué et qui sont inutiles. Lorsque Macron exprime son respect pour les gens ordinaires et leurs soucis, il revient à l’encadrement démocratique classique.

Celui-ci consiste dans la société de concurrence dans le fait que chaque intérêt privé a le droit de s’exprimer et de s’engager – précisément pour qu’il se confronte à tous les autres intérêts concurrents qui disposent du même droit et qu’ainsi il apprenne que le succès national capitaliste est la condition préalable de la création de tout revenu et du financement de toute revendication.

Le retour de Macron au mode démocratique de politiser les intérêts des citoyens et de les subordonner aux exigences de la nation révèle que sa posture énergique et populiste dans la campagne électorale et lors de son exercice du pouvoir n’est qu’une attitude qu’il s’est donnée (« Jupiter descend sur terre »). Cela contredit également son diagnostic de crise que la France se trouverait à la croisée des chemins entre le déclin final et un avenir brillant dans une Europe plus française et que seule une rupture radicale avec le passé médiocre pourrait la sauver. Par conséquent le nouveau départ qu’il promet au pays et qu’il met en œuvre se révèle beaucoup moins grandiose qu’annoncé.

Ce retour à la normalité détruit l’unité populaire qui se dirige contre Macron : un grand nombre d’entre eux se contente des concessions et du respect qui leur est montré et retourne à la vie quotidienne ; d’autres contribuent à la vie démocratique du pays en fondant de nouveaux partis politiques, d’autres encore rejoignent des partis existants. Certains de ceux qui continuent à protester chaque semaine mettent en avant leur identité de patriotes engagés et s’approprient le slogan « Le peuple, c’est nous » ou « La France nous appartient » et cherchent à leur tour l’ennemi intérieur du pays que le populiste terne à l’Elysée a toujours refusé de désigner : ils s’attaquent aux Juifs. Les autres militants sont confrontés au fait que le Président profite de ces dérapages pour discréditer l’ensemble du mouvement. Ils se voient obligés d’élargir leur liste de revendications : Ils doivent désormais aussi lutter pour leur bonne réputation et leur respectabilité et manifestent maintenant non seulement contre le Président et sa politique, mais aussi contre la xénophobie, l’homophobie et l’antisémitisme.

 


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