Le Peuple –
un corps politique redoutable
TABLE DES MATIÈRES
- Le Peuple : créature du Pouvoir et son fondement
- Le Peuple et son appel au « bon maître ».
- Démocratie et économie de marché
- L’identité nationale à l’ère de la « mondialisation »
- Le Peuple aujourd’hui dans toute sa splendeur – un corps politique redoutable
Selon la décision du législateur moderne, contraignante dans la pratique, le « Peuple » n’est rien de plus que l’ensemble des habitants d’un pays que l’Autorité étatique compétente déclare comme faisant partie intégrante d’elle-même.[ 1 ] Ils constituent – en dépit de leurs différences et de leurs oppositions, sociales ou par nature – un corps politique du fait qu’ils sont subordonnés à une seule et même Autorité. Leur engagement en faveur de ce Pouvoir et de son action est l’élément commun à tous, que ces habitants assument en tant que Peuple.
1. Le Peuple : créature du Pouvoir et son fondement
L’établissement d’un monopole de pouvoir sur un territoire et sur ses habitants n’a pas pour but de les opprimer ; le fait de conférer aux gens le statut de « sujet » ou de « citoyen », vise plutôt l’utilisation qui en est faite, cela implique de leur part une reconnaissance effective du Pouvoir, c’est-à-dire une intervention en faveur de ce dernier. L’intérêt qu’il accorde aux ressources humaines, aucun État ne l’a jamais mesuré à l’aune de cette formalité qu’est aujourd’hui la délivrance d’un passeport infalsifiable. Bien au contraire, les ressortissants d’un empire ou d’un État moderne s’avèrent être un Peuple par le fait qu’ils organisent leur vie en société – travail, revenus, budgétisation de leurs besoins, et par conséquent les relations qu’ils tissent entre eux – ainsi que le prescrit la puissance publique. On appelle « la loi et l’ordre » les mesures qui obligent les citoyens à agir en commun – cela tourne toujours autour de l’accroissement de la richesse et de la puissance nationales –, et qui organisent les conditions de vie des gens pour, à partir de leurs activités, créer de l’utilité au profit de la nation.
Ces fruits des activités se constituent à coup sûr quand les masses, sous la pression du devoir, supportent sans en faire grand cas que le Pouvoir, en vertu de sa force, les soumette à « impôt » et – selon que « notre Histoire connaît des périodes sombres et glorieuses » – leur confisque vies et moyens de vivre ; qu’avec la loi et l’ordre, il fixe à chacun sa place et, en attribuant les droits et les devoirs, divise fondamentalement la société en pauvres et en riches, en castes et en classes, donc décide de la nature et de la quantité des objectifs que peuvent se permettre ces diverses catégories de la population. Et pour que cela fonctionne, il « suffit » que l’action du pouvoir politique pour façonner et préserver la société qu’il régit, soit perçue dans la perspective des gens touchés par cette action, et impuissants. Cette perspective n’est en aucun cas une invention de protestataires d’aujourd’hui, mais le fil d’Ariane, vérifié au cours des siècles, qui guide le Peuple dans tous les aspects pratiques de son existence: ce sont les règles fixées par l’État, et non les besoins et les désirs des sujets du prince ou ceux des électeurs des démocraties qui déterminent les conditions d’existence des gens, et ils s’y plieront. Cette accoutumance à accepter les actes et institutions du Pouvoir comme des conditions courantes, à s’y conformer contraints et forcés, à se résigner à leur statut social et à ses limites, ou plutôt à continuer à se démener dans leur carcan, ces habitudes font depuis toujours que les Peuples sont taillables et corvéables à merci. Occupé à se confronter aux intérêts qui s’opposent aux siens et qui disposent par trop souvent de moyens supérieurs, en attente permanente des nouveaux sacrifices et obligations imposés par l’Autorité, le Peuple s’installe dans sa dépendance aux décisions du Pouvoir. Les Peuples considèrent qu’une instance supérieure « crée l’ordre », parce qu’ils ne connaissent rien d’autre – mais aussi parce que, face aux difficultés qui résultent pour eux de l’ordre existant, ils apprennent à estimer leurs maîtres –. Là où la (sur)vie tourne au combat, parce qu’elle entre en permanence en conflit avec les intérêts des autres membres de la communauté, les sujets de toutes catégories jugent utile l’existence d’un pouvoir de contrôle supérieur. La sécurité à laquelle ils aspirent – à savoir que les intérêts particuliers soient de plein droit et donc que soient limitées les ambitions des autres –, devient un besoin collectif, qui va unir des catégories sociales distinctes pour former le Peuple. Dans leurs rapports, passifs ou actifs, au Pouvoir, les sujets d’autrefois comme les citoyens libres, eux qui sont confrontés aux contradictions que recèlent les objectifs et moyens qu’octroie l’État aux différentes catégories sociales, ne font rien d’autre qu’attendre de ce Pouvoir de « bonnes » mesures.
De ce fait, chaque Peuple est-il correctement armé pour s’acquitter de la mission qu’aucune société fondée par un Pouvoir n’épargne à ses gens. L’exigence de richesses et de puissance ne se limite pas – cela est confirmé par l’Histoire – à l’exploitation du territoire possédé et aux contributions de ses habitants. Les revendications des États, qui visent depuis toujours une « mondialisation », les conduisent jusqu’aux conflits armés où – immédiatement parfois, au bout du compte en tout cas – c’est la force qui décide. Dans ces guerres, comme dans les conflits qui demeurent sous le seuil de la guerre, les maîtres des États embrigadent leurs Peuples – mais qui d’autre pourraient-ils...– Quand les citoyens acceptent la garantie d’un ordre établi comme s’il s’agissait d’un de moyen de subsistance qui est fourni par la puissance souveraine, la facture leur sera présentée. La relation volontaire permanente entre le Peuple et le Pouvoir ne sera pas même ébranlé par le sacrifice des victimes dues à la préparation et à l’exécution de conflits armés – sans même qu’elles aient ne serait-ce que l’illusion d’une rétribution. Au contraire, l’alliance des dirigeants et de leurs subordonnés fondée sur le « nous », est indispensable parce qu’il y va du maintien ou de la disparition de la communauté. Chaque fois que les dirigeants déclarent que les intérêts vitaux du pays sont menacés, alors le Peuple se dresse en tant que Peuple.
L’unanimité du Pouvoir et du Peuple dans les conflits avec les États et les Peuples étrangers, qui aboutit à faire abstraction des intérêts de chacun, est déjà le cas dans la vie quotidienne du temps de paix. La montée en puissance qu’on enregistre en cas de guerre tient au fait que l’engagement des hommes vise le succès du Pouvoir dans son épreuve de force avec l’ennemi, tandis que, dans la vie normale, l’appui accordé au Pouvoir politique et les interventions en sa faveur sont toujours liés aux intérêts particuliers que le gouvernement concède – c’est en tant que paysan, ouvrier, etc. qu’on exige du Pouvoir qu’il agisse. C’est également le cas pour les différends entre le Pouvoir et l’étranger qui se déroulent dans le cadre de la concurrence. Quand éclatent des conflits commerciaux, un Peuple éclairé sait qu’il est concerné par les menées de l’étranger – et cela est vrai depuis des lustres – en tant que salarié, agriculteur, artisan, etc., catégories accompagnées bien sûr du qualificatif de leur nationalité. Pour souligner cette transformation des gens en « salariés français », « paysans français », etc. – par quoi les sujets font cause commune avec les intérêts internationaux de leur Pouvoir –, et pour qu’en même temps elle apparaisse comme un besoin primaire de la « base », chaque pays exprime la fierté de son identité menacée par l’étranger et les étrangers. Ce qui mérite, en pleine mondialisation, d’être préservé et défendu va du mode de vie et des coutumes jusqu’à la langue en passant par les croyances et la naissance: les caractères non- ou pré-étatiques d’un Peuple[ 2 ] sont allégués comme les meilleurs arguments du monde pour polémiquer – ou pire ! – sur les « mœurs barbares » des étrangers, – comme si la défense des cultures était (avait été), à toutes les époques, le moteur du pouvoir politique.
2. Le Peuple et son appel au « bon maître ».
(a)
Un Peuple « bien » ne voit aucune honte à être l’assise d’une puissance politique, à subir les hauts et les bas d’une vie d’homme comme une variable dépendant des besoins et décisions d’un Pouvoir qui les estime nécessaires. Un citoyen est capable en effet de justifier sa volonté de respecter les directives d’un Pouvoir supérieur et faire cause commune avec ses compatriotes dans une relation de fidélité perpétuelle à l’Autorité.
– De la référence à l’incontestable « réalité » du Pouvoir, et des Peuples qu’il domine, évidence dont, depuis toujours et partout, le Peuple s’accommode, il résulte clairement, selon la devise: « ce qui est réel est toujours nécessaire », que l’enfantement de l’État est un acte quasiment de nature et/ou de divine volonté, qui reste incontournable.[ 3 ]
– La suspicion, voire la critique, qu’en tant que Peuple on se laisserait facilement dicter les relations sociales ; qu’entre compatriotes on se ferait imposer de commercer ensemble – et de quelle manière – ; que les uns sont autorisés à se servir des autres et à les exploiter ; qu’on serait divisés avec soin par le Pouvoir en riches et en pauvres, etc.: toutes ces critiques socio-politiques à l’encontre de la puissance souveraine, la vox populi sait parfaitement les réfuter. Elle ne conteste nullement l’existence de maîtres et de valets, de cabanes et de palais, de la misère et de la richesse ; au contraire, chaque soi-disant dysfonctionnement social est pour elle la preuve de la nécessité d’un Pouvoir qui prenne en charge le contrôle et le bon fonctionnement des choses. C’est que les Peuples imaginent volontiers ce qu’il en serait de leurs « conditions de vie » en l’absence de l’auteur de celles-ci – cela, dans le but de pouvoir faire de lui la panacée de tous les maux. Les princes, les actuels chefs de partis aussi, ne se le font pas dire deux fois, qui, soutenus par l’intelligentsia de leur époque, proclament l’État idéal suivant: le Pouvoir est là pour piloter la misère, une misère avec laquelle il n’a rien à voir. C’est à cela qu’il sert ![ 4 ]
– Le soutien sans réserves à l’action politique contre l’étranger, dont les dirigeants d’une communauté sont redevables à leurs citoyens, va en fin de compte de soi. Les différentes Puissances, leur pouvoir et leur gloire, s’excluent mutuellement, elles qui disposent des tributs et profitent des privations des Peuples sous leur contrôle, et qui en usent sans en être jamais rassasiées – car finalement c’est à leurs semblables, les autres nations, qu’il leur faut s’imposer. C’est pourquoi un Peuple doit accepter cette « réalité » aussi ; et est mal inspiré à s’attacher à l’utopie que son travail et ses produits pourraient prendre considérablement plus d’ampleur grâce aux efforts et aux richesses d’autres peuples, et, sous d’autres latitudes, aux ressources de la nature, de sorte que tous – avec un coup de chapeau aux langues de chacun et un enrichissement culturel mutuel – parviendraient à jouir d’une richesse réalisée et gérée en commun. Les faits vont clairement à l’encontre de tels rêves ; en fait, le « sort » d’un Peuple repose sur ce que le Pouvoir a été à même d’obtenir dans le cadre de la concurrence des empires et des nations. Un Peuple sait cela d’expérience, il se tient à la disposition de son maître quand il s’agit pour ce dernier de conquérir, ici ou là-bas, des sources de richesse supplémentaires ; il fait en sorte de remplir cette charge à lui assignée, que ne viennent à manquer à son gouvernement ni l’arme de l’argent, ni l’argent des armes, ni encore le personnel pour les servir. La patrie l’assure de sa reconnaissance, même si elle ne va pas faire que cela en vaille la peine.
(b)
D’autre part, il n’est pas de Peuple constituant avec le Pouvoir une union sacrée qui ne doive dresser encore et encore le bilan de ce que fait l’Autorité de ses souffrances et de ses sacrifices. Ceux qui aiment leur patrie ne manquent jamais de ces mauvaises expériences qui leur donnent tout à la fois le motif et le droit de critiquer le Pouvoir. Pour autant, ils ne portent pas atteinte à leur « identité nationale » – les témoignages le montrent aujourd’hui comme dans le passé –, quand, par déception, ils en arrivent à critiquer les puissants. En effet, ce n’est pas pour les actes du Pouvoir, mais pour ses fautes et son immobilisme que sont jugées les restrictions et misères auxquelles les gens sont en permanence exposés en dépit de leurs attentes vis-à-vis des devoirs de l’État ; les privations qu’ils subissent ne trouvent donc pas leur source dans la servitude à laquelle un Peuple s’abandonne, mais dans une mauvaise gestion de ses fruits par les puissants. Quand les Peuples émettent des critiques, leur « réalisme » – c’est-à-dire que l’assujettissement à une puissance politique est toujours et partout nécessaire – s’étoffe d’un authentique idéalisme: ils en appellent au « bon maître » ; et par cette invocation ils revendiquent avoir mérité d’être bien traités du fait des services rendus aux maîtres des richesses et à ceux du Pouvoir. Exactement comme s’ils étaient en position et avaient en somme l’intention de fixer un prix pour se laisser utiliser et dominer, et pour combler les voeux de leurs maîtres. Le prix qu’ils en reçoivent – et ce n’est pas un hasard – n’est jamais très élevé, car il est établi par l’autre partie.
– Chez ce Peuple porté à la critique, qui veut distinguer les bons maîtres des mauvais, il est courant de voir regretter l’absence d’un Pouvoir fort. Le reproche actuel d’inaction et d’immobilisme fait aux responsables politiques – dans une forme concoctée pour le Peuple au cours de brain-stormings des conférences de rédaction –, a des antécédents historiques. Rois et Papes, eux aussi, ont – aux yeux de nombreux contemporains – mené des vies dissolues, au lieu d’exercer le pouvoir, c’est-à-dire de décider des obligations de leurs sujets. Et chaque fois que, dans une communauté, le Pouvoir a gravement dysfonctionné à cause de l’étranger et/ou de désordres intérieurs, les Peuples n’ont pas été désemparés pour autant ; toutefois ils n’ont pas essayé de se bâtir une vie sociale vivable, adaptée à leurs besoins et à leurs moyens, et donc de renoncer à toute Autorité qui les régentât. Toujours ils ont cherché leur salut en se mettant à la disposition d’un nouveau Pouvoir – habituellement même comme piétaille dans des luttes de pouvoir indécises –, en particulier là où ils se considèrent comme les victimes, non d’une Autorité qui soit mauvaise simplement parce qu’elle ne fonctionne pas, mais – pire encore – d’un Pouvoir insupportable parce qu’étranger, d’un Pouvoir que le vainqueur a imposé au Peuple vaincu, ce qui, dans les faits, a parfois signifié obligation de tribut, voire même esclavage. Dans cette perspective, les luttes séparatistes ou autonomistes – ceci non plus n’est pas un privilège de notre époque – s’intéressent peu aux difficultés quotidiennes des gens, et moins encore se préoccupent de chercher si les difficultés sont causées par un Pouvoir étranger. Bien au contraire, les meneurs populaires ont toujours compris qu’il fallait, face aux éléments mécontents du Peuple, dresser ce Peuple contre le joug étranger, source de tous les maux et, en particulier, cause de la chute du Pouvoir en place, perdu à une époque lointaine et dont ils sont privés depuis lors ; et rendre ce Peuple favorable au rétablissement de l’indépendance comme garantie, voire comme incarnation du bon Pouvoir ; ils ont compris aussi qu’il fallait persuader les gens du besoin essentiel d’avoir des maîtres « qui parlent la même langue » – peu importe ce que ces derniers disent ou ordonnent.
– Par ailleurs, les « patriotes » sont confrontés à l’exploitation et la pauvreté, et de ce face-à-face se dégage la même exigence critique d’être bien traité par ceux qui détiennent le pouvoir. Les conflits avec les maîtres des richesses qui rendent la (sur)vie difficile à la majorité du peuple, livrent aux historiens plus d’informations sur les basses classes que ne le font les activités quotidiennes de celles-ci: dans les études historiques – et à propos de ces temps-là seulement –, les paysans et ouvriers en lutte jouissent d’un grand prestige, quand on y réfléchit. Il y a à cela deux causes. L’une tient au point de vue des observateurs qui jugent tous les événements anciens ou récents où les classes sociales sont aux prises, comme ayant apporté une contribution, qu’elle soit ou non positive, à l’état actuel de la communauté où ceux-ci vivent et qu’ils tiennent en haute estime. À partir de là, ils ne peuvent s’empêcher de considérer les véritables luttes de classes non seulement comme un ébranlement des honorables familles régnantes, ou comme un effet retardateur dans un processus de développement irrésistible, mais aussi comme un phénomène qui ouvrirait un chemin au progrès. Ce dernier conduit, en effet, directement à la constitution de l’ordre aujourd’hui au pouvoir et qui est supérieur à ses prédécesseurs.
L’autre cause de la récupération impitoyable – en vue de faire l’éloge du Pouvoir en place – des mouvements où la critique avait évolué en luttes, tient aux mouvements eux-mêmes. Certes les masses révoltées n’avaient pas idée des conditions politiques et économiques dans lesquelles leur engagement a prétendument trouvé son accomplissement, mais elles fournissent aux experts du Pouvoir actuel la confirmation que, dans leurs luttes pour faire triompher les intérêts de classe, les « humiliés et offensés » sont toujours demeurés un Peuple. Ils se sont voués à un objectif élevé: la justice, et ont réclamé sa mise en oeuvre à la plus haute Autorité en fonction, même si cette dernière, d’une manière claire et brutale, a démontré à quel point elle disposait des pauvres gens – les mouvements « historiques » ont persisté à gagner à leur cause la puissance politique. Ils en attendaient qu’elle prenne en considération les besoins les plus pressants des classes en difficulté, qui ne réclamaient que ce à quoi elles avaient droit en toute justice – se débarrasser de la misère et du Pouvoir n’était pas inscrit au programme. Pas même dans celui du mouvement ouvrier quand il a été victorieux, mouvement qui a abandonné ses velléités communistes et veillé à ce que toutes les « questions sociales », ainsi que leur résolution, soient confiées au gouvernement.
Pour autant, on ne peut contester aux représentants et admirateurs des États-nations modernes que ces derniers aient non seulement placé sous leur tutelle les territoires d’anciennes Puissances, mais que leur héritage ait également comporté la ferme volonté des gens qu’ils dirigent, de s’en remettre à la décision de la puissance publique pour leur situation matérielle même si, ou précisément si, cette dernière devient insupportable. Non seulement un Peuple sait que sa prospérité dépend de ce que le Pouvoir estime et décrète comme nécessaire, mais il reconnaît la compétence de celui-ci en la matière et se laisse imposer la quantité, estimée nécessaire, de charges et de pauvreté, qu’impliquent les désirs des dirigeants. Puisque celui-ci lui accorde généralement trop peu, son mécontentement vise non seulement la situation dans laquelle il est, mais s’étend également au gouvernement. Cependant, il s’accommode de cette souffrance permanente, ce Peuple qui est habitué à mesurer ses besoins quotidiens à l’aune des intérêts de ses dirigeants ; il aime faire des comparaisons où le contraste est frappant entre ce qu’exige de lui le Pouvoir et la misère que connaissaient les sujets d’autrefois ou celle que subissent aujourd’hui encore ceux d’ici ou d’ailleurs. Ce qui ne change rien aux causes de son mécontentement, mais lui enseigne la modestie.
(c)
Le savant distinguo entre maîtres bons, meilleurs ou pires est le moteur de toute critique populaire, celle qui prend sa source dans les maux causés par la soumission dont font preuve les sujets du Prince ; mais la même population ne veut en aucun cas dénoncer son appartenance inconditionnelle à sa « propre » communauté. Cette mauvaise habitude se vérifie aussi dans l’évaluation par le Peuple des résultats de ses dirigeants lors de leurs affrontements avec l’étranger.
– Même les Peuples d’aujourd’hui ne peuvent vraiment croire que les entreprises du Pouvoir sont conduites au profit des citoyens, quand le gouvernement, dans ses entreprises internationales, ouvre ses frontières aux marchandises, à l’argent, aux capitaux, aux personnes. La fierté nationale, racisme ordinaire inclus, qui étaient, il y a peu, monnaie courante dans les régions du monde les plus civilisées et qui ont beaucoup servi lors des conflits armés, sont parfois encore si vivaces que les hommes politiques se voient contraints d’affirmer l’utilité de « l’amitié entre les peuples », qu’eux-mêmes avaient fabriquée. En cela, ils provoquent la méfiance des gens vis-à-vis de tous les affaires internationales, politiques ou économiques, qu’ils réalisent – et le Peuple, fidèle donc concerné, trouve en permanence des raisons de se méfier. Sans le moins du monde s’occuper des pièges posés par le commerce international, dont pourtant leur gouvernement fait grand cas, ménagères et commerçants, P.-D.G. et salariés mesurent les avantages et inconvénients de la situation, et le résultat provoque rarement leur enthousiasme. Jamais les promesses qui accompagnent les initiatives nationales dans le domaine du commerce mondial, ne se vérifient dans les expériences que vivent les braves gens dans le commerce transfrontalier ; même les vacances à l’étranger, sécurisées qu’elles sont par des accords bilatéraux, ne sont pas toujours un pur plaisir. De sorte que les dirigeants sont la cible de critiques acerbes de la part de toutes les composantes de la population. À la vérité, ceux-ci prennent facilement leur parti des dégâts que cause la vox populi. Une fois qu’il s’est habitué à ce que la consommation et l’emploi, l’offre des marchandises et leurs prix, globalement les mouvements de l’économie du pays, dépendent du commerce mondial, un Peuple éclairé exprime son mécontentement en confiant au gouvernement une mission simple : s’imposer aux Puissances étrangères ; ce ne peut être à « nos » frais que les relations internationales doivent se poursuivre ; quand des négociations échouent, ce sont les autres qui sont responsables, eux dont l’insistance réitérée à défendre leurs intérêts particuliers rappelle un nationalisme que l’on croyait depuis longtemps vaincu, ce que « nous » ne pouvons tolérer... Les Peuples progressistes, ceux qui ne vivent pas éternellement dans le passé, découvrent en effet dans les gouvernements étrangers, dans les exigences de leur industrie et de leurs ouvriers et paysans, ces comportements inacceptables qu’eux-mêmes pratiquent. Dans l’indignation qui en résulte, ils se mettent à la disposition de leurs propres dirigeants, que – menés par les médias nationaux – ils poussent à être intraitables, et constituent de cette manière l’outil fiable d’une concurrence dont il n’est pas prévu qu’ils en jouissent jamais.
– Les Peuples ont un penchant marqué pour la force, en tout cas pour celle qui procède de leur Pouvoir et qui le sert. Ce qu’ils ont accompli dans les guerres entreprises par leurs dirigeants, qu’ils fussent couronnés, féodaux ou librement élus, est digne d’éloges, de même que mérite le respect ce qu’ils ont subi – ainsi commémorations et monuments font toujours recette. Par contre, les efforts timides qu’ils font de temps en temps pour se distancier d’avec la guerre et se présenter comme les partisans de la paix, sont pitoyables. Dans leur référence aux victimes qu’ont coûtées ces batailles – en particulier quand l’issue en a été douteuse –, les sujets montrent combien ils apprennent vite. Ils comparent le champ d’honneur avec la vie en bleu de travail, et ils donnent acte que, selon leur opinion, la vie civile est dans tous les cas préférable. Ainsi rendent-ils le Pouvoir responsable des massacres auxquels eux-mêmes ont pris part, mais « seulement » sur ordre et sous la contrainte.[ 5 ] Mettre un terme à l’activité de leurs dirigeants ne leur vient pas à l’esprit – tout au plus les prient-ils, et Dieu avec eux, de leur accorder la paix, abandonnant ainsi le droit de décider de la guerre et de la paix à ceux précisément qui le détiennent déjà. Dès lors, ce sont les gouvernants des empires et des républiques qui à chaque fois décident du moment où les machinations d’une autre Puissance deviennent incompatibles avec « les intérêts vitaux de la nation », et en conséquence avec la poursuite par leur Peuple d’une vie pacifique. Quand ensuite il s’avère que, pour la population, rien ne va en s’améliorant, ni non plus en ce qui concerne la puissance et la grandeur de la nation, pour lesquelles il avait été nécessaire de mettre fin à la paix, alors le Peuple se reprend à comparer et différencier les choses. Le bon citoyen sait la guerre insensée – vaine, superflue – et il ne perd pas son temps à épiloguer sur l’existence d’une guerre qui aurait un sens. Sans doute connaît-il aussi, aujourd’hui encore, des guerres justes dans lesquelles le peuple ne soit pas de la chair à canon, mais où bien au contraire, avec ses sacrifices, il fraye la voie à la liberté. Quand une valeur aussi précieuse que la liberté constitue le but de la guerre, c’est cette dernière qui devient l’instrument du rétablissement de la paix ; de cette paix en tout cas qui vaille qu’on fasse une guerre. À moins que ce résultat puisse être obtenu par des « moyens politiques ». Et c’est le « bon maître » qui décide, après mûre réflexion, quelle est la bonne solution. Chez un Peuple épris de critique, c’est à coup sûr à ce maître qu’est confiée la mission de faire céder les autres Puissances. Par contre, ce qu’une population ne peut en aucun cas tolérer, ce sont les guerres perdues. Alors, elle sait inférer de ces défaites qu’elle a été trompée par une odieuse propagande sur l’ennemi, qu’on a mésusé d’elle. Mais même dans ce cas, il lui est le plus souvent épargné de déchoir de son mandat le Pouvoir déloyal: la puissance de ce dernier est déjà brisée par l’ennemi vainqueur…
*
Ce serait une grossière erreur de reprocher à un Peuple son inconséquence à cause de quelques contradictions qu’il se permet dans son adhésion au Pouvoir. En effet, quand ils en viennent à se considérer comme les membres d’une nation, les membres d’un Peuple, chacun de ces Hommes va incarner cette l’abstraction qu’est leur relation au Pouvoir, volontairement positive, obstinée et routinière, leur disposition – devenue une « seconde nature » – à la soumission à une Autorité qui dispose de la force; ces qualités qui sont les leurs, ils les mettent en œuvre sans poser aucune condition. Sans émettre aucune réserve, en effet, sur la forme d’Autorité, sans tenir compte des origines et modes d’action du Pouvoir, sans révoquer en doute la subtilité du principe de primauté qui régit les actions de l’État à un moment donné. Démocratique ou dictatorial, républicain ou « par la grâce de Dieu », fondé plutôt sur la religion ou constitutionnel, au premier plan des nations ou en permanence en queue de peloton, tout cela – simultanément ou successivement –, il est possible à un Pouvoir de l’être, pour peu que le Peuple ait son Pouvoir.
3. Démocratie et économie de marché
Les Peuples du monde occidental ont accompli un progrès qui fera date: ils ont décidé de suivre les principes des Lumières et de remettre le pouvoir aux mains de représentants qui soient élus dans le respect des principes de liberté, d’égalité et de secret ; et ainsi – selon leur jugement – se sont-ils libérés de la servitude et de la tyrannie, et se gouvernent-ils quasiment eux-mêmes. Désormais règne chez eux la démocratie. De ce fait, et cela apparaît déjà dans le nom donné à cette forme de Pouvoir, les citoyens émancipés du « monde libre » n’ont aucunement mis fin à la puissance politique d’où émanent l’ordre et la cohésion sociale ; ils ont moins encore cessé d’être et se vouloir dépendants d’une force publique monopolisée par le Pouvoir et qui instaure et régule leurs relations sociales ; ni cessé d’être au service de la puissance étatique qui contrôle ces dernières, et de ses intérêts. Donc, ils sont toujours le Peuple. Bien plus, ils ont atteint une perfection difficile à égaler, en faisant coïncider objectivement et subjectivement contrainte et liberté, falloir et vouloir ; et, fiers de ce qu’ils sont et de leur irréprochable conduite dans leur vie privée, et publique, ils demeurent les créatures et pourvoyeurs de ce Pouvoir moderne. Ils ont abouti à des conditions sociales contraignantes, et qui le seraient soi-disant par nature, et à une sorte de liberté qui sert parfaitement le Pouvoir.
(a)
Pour ce qui regarde les mœurs et les méthodes politiques, l’État moderne de facture « occidentale » se distingue en ce que, de manière radicale, il rend justice au besoin qu’a le Peuple d’un bon maître, et en ce qu’il y fait droit. Et pas simplement dans le sens d’une insigne obligation morale des dirigeants, ni dans celui d’une certaine nécessité pratique de caresser les sujets dans le sens du poil. La démocratie prend le Peuple quasiment au mot quand celui-ci exprime son mécontentement permanent vis-à-vis de ses conditions d’existence et du Pouvoir qui en est le responsable; elle lui délègue le pouvoir de décider comment et avant tout par qui il veut être dirigé. L’opinion de la majorité sur le gouvernement et sur le personnel politique “de rechange“, prêt à prendre sa place, ne se limite pas à un murmure sans conséquences ; elle débouche périodiquement, selon des règles de fonctionnement précises, sur une décision des urnes qui dit si les dirigeants actuels ont suffisamment bien accompli leur tâche pour être reconduits ou si une autre équipe doit prendre en charge la direction des affaires. Il entre aussi dans ce vote du Peuple la condition qui va de soi, que sont évidemment de la responsabilité d’une autorité supérieure à la fois la gestion des intérêts du peuple, en permanence si mal servis, la régulation de ses besoins et la réglementation de son effort de production; qu’autrement dit un Peuple libre, qui dispose de lui-même, ne connaît qu’une voie pour assurer les conditions d’existence en société et influer sur elles: les confier à un « bon » Pouvoir. La démocratie n’a rien changé au rapport de forces politique en tant que tel, au fait que le Peuple a au-dessus de lui un Pouvoir et qu’il dépend des décisions de celui-ci pour ce qu’il a le droit de faire et pour ce à quoi il est contraint. Au contraire, la démocratie veut que le Peuple confirme ce rapport de forces par chacune de ces élections où les candidats, anciens et nouveaux, sont investis – pour un temps, puis à nouveau, et ainsi de suite à l’infini – du pouvoir de diriger. En faisant usage de sa liberté politique par le vote, un Peuple moderne reconnaît que lui, Peuple qu’il est, a besoin de dirigeants. Et il en est assurément pourvu, de ce personnel politique qui, par sa victoire électorale et jusqu’au terme suivant, est légitimé comme le « bon » Pouvoir sur lequel le Peuple détient un droit. Mais, du fait justement que le vote débouche sur de nouveaux dirigeants, tout mécontentement trouve sa reconnaissance jusqu’à nouvel ordre.
La grande offre de la démocratie à un Peuple libre réside dans les choix par lesquels il célèbre sa liberté d’électeur, c’est-à-dire dans l’affrontement pour le Pouvoir auquel se livrent les partis et les personnages qui se sentent « appelés » à dicter au Peuple l’évolution de ses conditions de vie et ses besoins, de ses intérêts et ses obligations. Les luttes de ce genre ne sont pas une invention de la démocratie; elles font partie intégrante du pouvoir politique. La démocratie, cependant, en fait une manifestation permanente, hautement organisée: une rivalité quotidienne – non sans calomnies tous azimuts, qui atteignent parfois leur but – , mais son contenu est au plus haut point constructif: elle sert l’État. Les adversaires surenchérissent, en effet, les uns sur les autres pour démontrer la crédibilité de leurs capacités respectives en tant que dirigeants – c’est-à-dire qu’ils sont totalement d’accord entre eux sur le fait essentiel que, dans un gouvernement, il ne s’agit de rien d’autre qu’efficacement, au moyen de toute la puissance disponible, organiser l’activité du Peuple au bénéfice de la nation. Et chacun lutte simplement pour, en fonction de cet objectif, réussir mieux que les autres à en imposer au Peuple.
(b)
La cause commune, c’est-à-dire la vraie base du Pouvoir, que, devant le Peuple au cours de leurs affrontements démocratiques, les politiciens aspirent à développer, a évolué vers un modèle moderne : l’économie de marché, jumeau politico-économique de la démocratie « occidentale ». Là où le Peuple, avec ses besoins organisés et limités par le Pouvoir, son manque d’argent, les prestations que la loi lui impose de fournir, et aussi avec son mécontentement, jouit de la reconnaissance officielle – si l’on tient compte, en effet, de la volonté qui en résulte et qu’elle induit, d’être dirigé aussi bien que possible et possiblement toujours mieux –, là, la vie économique, à laquelle le Peuple est tenu, inclut aussi la reconnaissance, dans les formes juridiques appropriées, des intérêts privés de ce Peuple – avec une unique restriction, abstraite, générale et obligatoire: l’intérêt général défini par l’État. Là encore, les citoyens, dans leur souci de subsister, peuvent et doivent, en toute liberté et égalité, se mettre au travail, ne pouvant compter que sur eux-mêmes et sur les moyens que leur garantissent en toute propriété les règles impersonnelles de la loi. Non seulement ils peuvent, mais ils doivent pourvoir à leurs besoins et à ceux des leurs, autant que cela leur est possible, et ne s’en laisser détourner par aucun obstacle ni échec. « Enrichissez-vous ! », telle est la première devise économique de l’État démocratique.
Cela, un Peuple ne se le laisse pas dire deux fois. Selon les règles de l’économie de marché que le législateur lui fixe et concède comme champ d’activité, il va sans attendre faire profession de « gagner de l’argent » – et là fait l’expérience que la reconnaissance légale, égalitaire, dont jouissent tous les intérêts économiques licites, n’a rien à voir avec l’égalité des intérêts économiques en tant que tels, et que la liberté qu’a tout un chacun de ne considérer que soi-même dans la pénible acquisition des biens, est à peine supportable par sa rigueur. Quasi automatiquement en effet, le Peuple, libéré de sa servitude politique et économique, se répartit, dans des proportions très inégales, en deux ensembles, où chacun a besoin de l’autre pour subsister, mais qui demeurent antagonistes: l’un crée de la richesse grâce au travail des autres, l’autre gagne sa subsistance par son propre travail. Une très petite classe d’hommes d’affaires utilise la puissance privée que l’État libéral accorde à l’argent par sa garantie égalitaire de la propriété, de sorte que cette classe en fait travailler d’autres en vue d’accroître sa propre fortune – elle en possède suffisamment pour s’acheter ce splendide outil ; et, dans une économie de marché qui tourne bien, il suffit de faire travailler son argent pour devenir toujours plus riche. La grande majorité, par contre, réalise son aspiration à la réussite matérielle en travaillant pour l’élite qui s’en enrichit. Moyennant une rétribution qui ne rend pas riche et qui recrée, encore et encore, l’obligation de se procurer l’argent indispensable pour vivre, à la condition expresse que cela génère un profit pour l’employeur. Elle joue, comme force de travail nationale, le double rôle pénible de facteur de production – c’est-à-dire d’une source permanente et maîtrisée de marchandises et services, donc de richesse nouvelle pour d’autres –, et celui de facteur de coûts, destinés à baisser. Et même ainsi, l’individu, libre et responsable, n’est jamais sûr qu’on va l’utiliser et le payer. Le citoyen de notre époque qui fait l’impossible pour acquérir ses biens en respectant les limites de ce qui est admis, n’est pas soustrait à l’obligation d’avoir à payer une belle somme en impôts et taxes pour participer à la concurrence générale et sans merci pour l’argent. Ainsi la puissance publique fait-elle payer à tous ses citoyens le fait de les contraindre à des activités communes, bien qu’antagonistes, pour gagner de l’argent – finalement, elle se bâtit un Peuple divisé en classes, pour se servir des efforts économiques de celui-ci, largement fondés sur l’intérêt personnel, comme source de son propre pouvoir et instrument de sa réussite dans la sphère des Puissances.
Les répercussions sur la vie quotidienne de cette relation triangulaire entre puissance publique, puissance économique privée et travail au service de la richesse des autres – effets auxquels la classe moyenne, positionnée quelque part entre travail salarié et accumulation de capital, n’échappe pas du fait de ses efforts pour s’enrichir – ne sont pas bonnes pour la plus grande partie des populations de ces nations dont chacune s’est constituée en pôle capitaliste de croissance et où chaque gouvernement prépare leur Peuple, contre les autres nations, à cette mission. Mais un Peuple libre ne fait pas grand cas des raisons politico-économiques de ses difficultés quotidiennes. Contre mauvaise fortune, c’est à sa liberté qu’il accorde de l’importance, à la reconnaissance juridique égalitaire de ses intérêts matériels par l’ordre établi, au droit qui lui est accordé de s’enrichir; et il va de l’avant, il « positive ». D’abord et surtout, en effet, pour qu’il devienne clair pour lui que l’accomplissement de son destin politico-économique en tant que Peuple, est le devoir suprême de tout individu, quasi un don de nature, dont la critique est finalement absurde, le citoyen met les conséquences de ce destin au compte du succès ou de l’échec individuel. Et, pour autant toutefois que les citoyens émancipés se soucient des conditions de la société dans lesquelles les différentes classes ou couches doivent mener leur combat pour la vie, ceux-ci regardent, insatisfaits comme toujours, vers le Pouvoir avec les droits que leur confère le fait d’être un « bon Peuple » en général et un corps électoral libre en particulier, ils réclament de lui des améliorations de leur situation – et y appliquent des critères qui ne se distinguent en rien des règles concernant la croissance, propres à l’État dans sa conduite de l’économie de marché: quand la condition qui détermine la vie des gens, c’est l’obligation de gagner de l’argent, mais qu’il faille, pour que cela fonctionne, que les richesses de la classe capitaliste s’accroissent, alors l’État, gardien de l’intérêt général, doit veiller à cette croissance en engageant tous les moyens appropriés ; et comme pour cette croissance, et aussi pour assurer l’aide sociale qu’implique nécessairement cette situation, il a besoin d’argent, l’accroissement de la richesse du pays sera même appréciée de ceux qui en sont et en resteront exclus. La réussite économique de la classe qui dirige le travail collectif avec son argent et à son profit, est le souci commun de l’ensemble de la nation, y compris du Peuple sous tutelle lui-même.
(c)
Ainsi se perpétue naturellement la très grande inégalité des perspectives de réussite, des restrictions, des contraintes qu’attribue l’intérêt général d’une société capitaliste à ses diverses composantes. Par conséquent, avec la meilleure volonté du monde, ces dernières ne parviennent que difficilement, chacune pour des raisons fort différentes, à s’adapter, dans leur matérialisme financier qui est admis par principe, au consensus universel sur le bien commun que propose l’économie de marché. Chacune d’elles associe à la pratique de ce bien commun des attentes contradictoires entre elles et qui le plus souvent sont déçues. Elles se considèrent mutuellement comme des cas particuliers, voire même des ennemis de ce qui, selon leur point de vue intéressé, est bon pour tous.
Par contre, l’État démocratique fait à ces antagonismes-là la preuve de son efficience politique. Il confère aux différents éléments de la société de classes – théoriquement à chaque citoyen – le droit de fonder un parti, d’être ainsi partie prenante dans les luttes pour le Pouvoir, d’aspirer à infléchir la conduite de l’État pour développer au mieux la marche des affaires pour certains et les conditions de vie pour les autres; à l’unique condition, qui au fond va de soi et n’est guère restrictive pour ceux qui profitent de ce nouveau privilège, que ce soient là les seuls objectifs de ce droit et qu’il n’ait pas pour but d’empiéter sur la liberté de voter et celle de s’enrichir mettant ainsi en péril le système. Comme il a été dit, ce droit s’adresse non seulement aux protagonistes des intérêts politico-économiques dominants, mais à l’ensemble du peuple, et donc à ceux qui restent empêtrés dans leur dépendance au salaire; il est volontiers mis à contribution par des partis, au service des riches d’une part et d’autre part à celui du commun des mortels, les uns et les autres ayant en permanence quelque chose à reprocher à leurs dirigeants du moment. Pour la classe privilégiée en effet, l’intérêt général coïncide par principe avec la croissance des richesses personnelles de chacun d’entre eux ; mais de ce fait déjà des frictions ne peuvent manquer de se produire, car cette classe dirigeante dans son ensemble se compose d’éléments concurrents qui ne profitent jamais équitablement de l’État; en outre, les riches sont également amenés à supporter les frais du pôle national de croissance, ce qui nuit sérieusement au but de leur richesse: son accroissement. D’où la critique suivante: il se trouve toujours des hommes politiques qui mettent sur pied des programmes économiques qui accroissent l’efficacité de la direction étatique et qui, concomitamment, font impression sur un public peu fortuné. De leur côté, les hommes politiques champions de la partie du Peuple qui dépend de son salaire, ont encore plus de motifs, et la lourde tâche aussi, de définir dans un programme les besoins matériels de leur clientèle, si peu compatibles avec le succès du pôle de croissance, mais aussi de les harmoniser avec l’intérêt général. À partir de situations de détresse stéréotypées des « petites gens », ils dressent un catalogue de propositions à l’intention de la puissance publique, proclament l’importance de la force de travail nationale comme condition sine qua non d’une croissance durable, et au moyen de programmes de gouvernement ils entrent en concurrence avec leurs adversaires de la classe « bourgeoise » pour gagner l’approbation de la majorité à leurs compétences de leaders.
Ainsi les intérêts contradictoires d’une société prennent-ils une dimension politique, car ils sont subordonnés aux obligations politiques d’une direction étatique agissant en économie de marché ; des points de vue incompatibles sont conçus comme des variantes: comme différentes lectures du fait national et comme des offres concurrentes dans la course au Pouvoir – avec des conséquences complètement contradictoires pour les intérêts de classes, ainsi réduits à un commun dénominateur. C’est dans les préjudices systématiques que subissent les petits salaires, que toutes les réformes qu’un Pouvoir bien intentionné à leur égard peut à la rigueur entreprendre, trouvent leur origine et leur limite. Ce qu’on inculque aux travailleurs, ce à quoi ils sont contraints et qu’ils sont conviés à légitimer par les urnes, c’est le paradoxe que leurs perspectives de réussite impliquent la limitation de leurs besoins vitaux sur la base du « politiquement faisable », c’est-à-dire sur celle d’une vie et d’un travail calculés selon les principes de la rentabilité capitaliste, et que pour eux il n’y a donc pas de médaille sans son revers. D’autre part, de ceux qui sont bien placés dans l’échelle sociale, il est exigé qu’ils comprennent que faire du profit personnel un principe général de la société, bien que ce soit bénéfique dans la pratique, nécessite que leur soit accordée une garantie sous la forme d’un Pouvoir qui en dit le droit, Pouvoir aux décisions duquel ils doivent, comme tout un chacun, se soumettre et dont il leur faut aussi couvrir les dépenses. Selon la tradition démocratique, cela signifie seulement que chacun doit en rabattre et apprendre à faire des compromis. C’est ainsi que la démocratie apaise les contradictions de classes qu’elle génère: tous les points de vue représentatifs de la société coexistent dans le pluralisme d’idées qui se font concurrence pour le gouvernement de la nation.
Cela a comme conséquence pour l’État démocratique qu’il oppose un refus à toutes les idées ou revendications, en somme à toutes les actions, qui peuvent provoquer le dysfonctionnement du pôle de croissance. Dans le concert des classes sociales et des groupes d’intérêts, régulé par la représentation des partis, cet État affirme comme un absolu que le capital exige les moyens de sa puissance ; il se déclare soi-même comme la Puissance, nécessaire et indépendante, de la société de classes et comme tel entre en concurrence avec ses pareils – partout dans le monde, toute autre sorte de Pouvoir est combattue. Parallèlement, le Peuple s’affranchit des dépendances et rapports de forces à lui imposés et qui ne sont plus adaptés; ce Peuple n’est ni plus ni moins que la coopération idoine et spontanée, fondée sur le dénominateur commun aux incompatibilités et antagonismes imposés par la force, la collaboration donc des subdivisions fonctionnelles du capitalisme national. Et il concentre sa volonté politique, qu’il exprime par le vote démocratique, à n’être rien d’autre que cela.
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En effet, ce n’a pas été un cadeau, ces libertés de l’économie de marché démocratique, accordées aux Peuples de l’Occident chrétien. Les Puissances du passé, légitimées par leur haute naissance et « la grâce de Dieu », n’ont pas voulu, dans cette Europe au capitalisme florissant, reconnaître qu’elles devaient, comme seigneurs du pays et du fait précisément de leur pouvoir, faire droit aux intérêts matériels de leurs sujets selon les règles de l’économie de marché et être à leur service en garantissant la liberté et la propriété. Dans la nouvelle classe d’hommes d’affaires capitalistes, elles ne voulurent rien voir d’autre qu’un tiers état à l’ambition conquérante ; d’autres Puissances, à cet égard plus tolérantes et qui disposaient donc de moyens d’action supérieurs, durent d’abord imposer le point de vue selon lequel le souverain trouve auprès d’une bourgeoisie douée pour les affaires un appui particulièrement précieux, auprès de cette classe sociale en effet qui, par pur intérêt – ce qui la rend fiable ; elle doit donc être privilégiée – transforme l’ensemble du Peuple en une énorme machine à multiplier l’argent et fabrique une quantité inespérée de richesse où le Pouvoir puise sa part. Ce fut une épreuve bien pire encore pour les familles régnantes de devoir accepter les travailleurs misérables et sans bien aucun comme un facteur indispensable à la nouvelle économie de croissance capitaliste et comme un élément essentiel de la nation, ce qui n’était pas non plus forcément dans l’intérêt de la nouvelle classe possédante. Il fallait donc déjà que les prolétaires se révoltent et conquièrent de haute lutte une citoyenneté équivalente aux autres classes. C’est ce qu’ils ont fait et ils ont finalement réussi. Sous la conduite des partis socialistes ou sociaux-démocrates qui avaient rapidement « réformé » leur programme – lequel prévoyait initialement un renversement des relations de pouvoir –, ou bien qui parfois seulement avaient montré dans la pratique que leur but n’était plus l’abolition des relations capitalistes de classes, mais une participation à la maîtrise et au développement de ces relations pour la sauvegarde de la force nationale de travail. Pour obtenir le droit d’y prendre part et de conquérir une place dans le pluralisme des partis de gouvernement, la « gauche » a opéré la transformation du mouvement des travailleurs en une communauté d’électeurs.
Digression sur la démocratie dans les pays socialistes et sur les « mouvements populaires de libération »
Contrairement à la social-démocratie, les anciens partis communistes ne se sont pas contentés d’accorder au prolétariat le droit de devenir une composante indispensable du Peuple à l’intérieur de la société de classes. Pour eux, les travailleurs – travailleurs de l’industrie dépendant de leurs salaires, petits entrepreneurs s’exploitant eux-mêmes, paysans et ouvriers agricoles –, braves gens honnêtes qui bâtissent la fortune de la nation sans en recevoir grand-chose en retour, étaient le vrai Peuple, le Peuple dans son ensemble, la véritable base de la société, les authentiques citoyens. La classe des propriétaires oisifs était, selon les mêmes grands principes, d’inutiles parasites de l’activité des masses ; on lui a donc contesté tout droit à se considérer ne serait-ce que comme un élément de la communauté et d’y revendiquer une place. Un gouvernement authentiquement démocratique de l’État, qui ne soit ni acheté ni corrompu par la bourgeoisie, qui au contraire se doit d’être au service du travail des Hommes, véritable source de sa puissance, devait faire triompher le droit des travailleurs en tant qu’uniques créateurs de la richesse sociale, en finir avec « la classe » des exploiteurs et réaliser une société « des ouvriers et des paysans ».
Il n’est pas venu à l’esprit de ces étranges révolutionnaires de critiquer la fonction politique et économique du Peuple, qui consistait à être empressé au service de la communauté, sans en attendre grand profit ; au contraire, ils ont considéré ce service comme le point d’honneur de la classe ouvrière et de ses alliés, comme le fondement de son droit exclusif à entrer en possession du Pouvoir, et ils ont lutté pour un système qui offrirait une juste compensation pour son engagement désintéressé ; et c’est dans l’empire tsariste en décomposition qu’ils ont remporté la victoire. Alors, puis dans leur « camp socialiste » créé une guerre mondiale plus tard, ils ont, très logiquement donc, arraché aux « forces de la réaction » l’appareil du Pouvoir d’État et, grâce à ses moyens d’action, ils ont remplacé la cynique « liberté de gagner de l’argent » – peu avec les salaires perçus, d’autant plus grâce aux salaires versés – par une nouvelle politique économique. Celle-ci associait une mise au travail de tout le peuple, selon le fameux modèle de production de plus-value emprunté à l’exploitation capitaliste, mais sans capitalistes, à un système de prévoyance et d’assistance sociale pour les masses, difficilement compatible avec un haut rendement en plus-value. Il n’y avait dans ce système aucune place pour un pluralisme des partis politiques, parce que l’union des travailleurs ne connaissait qu’un seul objectif politique: celui-là même de combiner concrètement économie de plus-value et assistance sociale, et grâce à cela s’imposer dans la concurrence entre les nations, une « lutte entre systèmes » qui dès lors devait être menée non seulement avec pour objectifs la richesse la plus imposante et la Puissance la plus impressionnante, mais pour la plus démocratique adhésion des Peuples à leur nation. À vrai dire, l’inévitable mécontentement des masses y trouva même une cible unique en la personne des fonctionnaires de l’incontournable « parti du prolétariat » au Pouvoir ou du « parti unifié » créé par lui, ce qui n’était pas vraiment pour favoriser l’adhésion souhaitée à la grande « nation socialiste » ; qu’ait été organisée cette adhésion satisfaite, voire enthousiaste, du Peuple, jugée nécessaire par le programme du Parti mais absente de la réalité, n’a rien amélioré. – Quoi qu’il en soit, c’est comme cela également qu’on construit un État et qu’on manœuvre un Peuple, et aussi comme cela que le Peuple se laisse manœuvrer ?. Cependant, la véritable concurrence avec les empires capitalistes, menée selon les règles de ceux-ci, n’a pas été gagnée par les pays socialistes et ces derniers se sont finalement avoués vaincus.
La maxime: « le peuple uni jamais ne sera vaincu » – ici aussi on parle du « vrai » peuple des ouvriers et paysans, qui triment avec loyauté et abnégation – sonne encore joliment en espagnol et en portugais ; et la foi en cette idée a durant des décennies animé d’abord la gauche sud-américaine dans ses vaillantes et successives insurrections contre les violentes dictatures militaires. Ces dernières, cependant, avaient de meilleures armes et à leur coté, souvent l’instigateur, la puissante Amérique du Nord ; aussi les révolutionnaires, avec ce cri de ralliement et d’espérance, sont-ils plus d’une fois allés à l’échec. Mais cela n’excuse en rien l’erreur politique qui a trouvé dans ce slogan un raccourci qui réchauffe plus d’un cœur. En effet, la foi en cette idée, au nom d’un idéalisme bien-intentionné, fait l’impasse sur la réalité que le Peuple, même dans les dictatures sud-américaines, est composé de groupes dont les intérêts diffèrent jusqu’à devenir antagonistes et qui subissent la pression d’un État qui les contraint à coopérer à la production, mais nullement tous ensemble, ni dans le même sens. Le peuple, dont la gauche affirme haut et fort l’unité, doit d’abord – pour sa survie – s’adapter aux exigences du système ; en outre, il est habitué à subir un échec permanent, à vivre avec. Il leur faut avant tout casser ces habitudes, rompre avec la société dont, en tant que Peuple, il est si fidèlement partie prenante, et décider d’un objectif véritablement communautaire et qui vaille vraiment la peine. Sinon son unité « invincible » n’est rien d’autre que faire abstraction de toutes les différences sociales et politiques, c’est-à-dire aussi de tous les besoins matériels spécifiques et intérêts politiques, qui peuvent vraiment déterminer les gens à la résistance. Une unité de cette sorte ne laisse persister que l’inconciliable ; de ce fait, elle ne résiste qu’aussi longtemps que le régime combattu agit lui-même de manière indifférenciée contre toutes les oppositions. Et, en cas de succès – dans l’intervalle, les dictateurs militaires se sont en effet retirés, à vrai dire pour de tout autres raisons et d’autres fins qu’à la suite de la libération des masses opprimées par la révolution –, le concept abstrait de « peuple uni » se transforme très logiquement en un Peuple, qui est créé par le nouveau Pouvoir quand il assujettit toutes les classes et composantes de sa société au service des intérêts de la nation redéfinis par lui.
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Peu à peu, tous les intérêts concurrents qui jouent un rôle important dans la société citoyenne, se sont organisés en partis politiques et, ce faisant, ont conquis leur droit à participer à l’élaboration de l’intérêt général octroyé par l’État. À mesure qu’ils ont progressé dans ce sens, les activistes de ce pluralisme politique eux-mêmes ont rapidement réclamé qu’impérativement toutes les composantes du Peuple, malgré tout ce qui les sépare, s’unissent entre elles dans une volonté nationale commune. À plus forte raison, la diversité des partis doit-elle faire la preuve qu’elle sait dépasser ses antagonismes, et elle y réussit par l’unité du corps électoral, celle qu’ils savent exister et qu’il leur faut, qu’ils soient candidats ou simples électeurs, – elle est donc soupçonnée de mettre en péril la volonté nationale –; aujourd’hui encore les démocrates n’ont pas totalement confiance en la dialectique de leur système politique, c’est-à-dire la reconnaissance officielle des intérêts divergents et des opinions mécontentes comme méthode pour les calmer et les intégrer au système. Depuis toujours, cette méfiance s’exerce d’abord contre les partis de gauche dont les principes exigent la défense des besoins spécifiques d’une classe qui a sans équivoque possible tiré le plus mauvais numéro à la loterie de la société, qui donc aurait toutes les raisons de rejeter l’ordre établi et a effectivement fait montre, au début, d’une sérieuse inclination dans ce sens. Même des sociaux-démocrates ont parfois mis en doute la ligne de leur parti, qui offre, par son action en faveur de l’égalité politique et de l’assistance aux « moins favorisés », une contribution décisive à l’insertion de ces populations dans la « communauté nationale », où elles sont promises au rang de classe inférieure, ainsi qu’au succès de la société étatique de classes à structure démocratique. Pour les adversaires, il a été immédiatement évident que la politique de gauche serait de nature – et peut-être même était-elle conçue dans ce but – à détourner de sa destinée un Peuple actif, calme et facile à satisfaire, et à le manœuvrer par la création d’une conscience de classe – artificielle ! – pour qu’il entre en conflit avec la société et ses classes privilégiées, à éveiller une « jalousie sociale » – comme chacun sait, le reproche vise aujourd’hui encore tous ceux qui n’acceptent pas d’emblée que les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres –, et par là à diviser la communauté nationale.
Il existe donc déjà, à l’encontre des diverses composantes de la société démocratique, un fort soupçon qu’au lieu que se serrent les rangs du Peuple derrière ses dirigeants, seuls les intérêts particuliers seraient favorisés, que les divisions seraient tolérées, et qu’il s’en suivrait une lassitude vis-à-vis de la politique et autres attitudes préjudiciables au civisme de la nation. Les patriotes et les défenseurs d’un État fort, quant à eux, dès qu’ils trouvent un motif à s’inquiéter, vont radicaliser ces soupçons en les faisant peser sur tout le système démocratique – donc aussi sur le droit d’organiser politiquement les intérêts divergents, et sur l’institution d’élections libres –. Quand les gouvernements élus successifs leur paraissent trop faibles, l’opposition trop hardie, la nation par trop en régression, le Peuple divisé, alors ils ne réagissent pas seulement contre le personnel en place, c’est envers tout le système qu’ils expriment leur défiance: les dirigeants de la nation, qui doivent briguer les suffrages du Peuple pour gagner une majorité d’électeurs « égaux en droit », tiendraient compte à l’excès de groupes particuliers et avant tout de la « précarité » des masses ; le personnel des partis serait donc au fond particulièrement inapte à unir le Peuple et en faire le moteur d’une nation forte.[ 6 ] Quand la situation s’aggrave, l’économie garantie par l’État, en l’occurrence l’économie libérale elle-même, fait l’expérience d’une suspicion de nature politique: avec sa manière de faire appel partout aux intérêts financiers personnels et de récompenser la concurrence brutale, ce type d’économie – dans ce cas il est à nouveau dit: « capitalisme », agrémenté de qualificatifs désagréables – partagerait la responsabilité de la désorganisation d’une communauté populaire, en d’autres circonstances tout à fait harmonieuse.
Observations sur la glorification du Peuple par le fascisme
Les opinions très répandues contre le pluralisme démocratique, contre les défenseurs de gauche d’une « cause des travailleurs » distincte de la cause nationale, et contre les effets du capitalisme sur le comportement du Peuple, les fascistes les prennent au sérieux et en font leur programme politique. Le Peuple, son droit à exister, son triomphe au long de l’Histoire du monde, la puissance qu’il représente quand il est bien dirigé, l’unité que cela exige de lui – les fascistes les placent au-dessus de tout. C’est pourquoi ils sont les ennemis jurés de tout ce qui ressemble au prolétariat et au mouvement ouvrier. Ils ne connaissent pas les classes sociales, mais seulement leur activité commune, en tant que Peuple aux ordres, sous le joug de l’État, et la différence entre forces de travail obéissantes et réfractaires. De ce point de vue, ils sont assurément les partisans avoués et résolus du Peuple – pour autant en effet que les travailleurs, sérieux et, malgré leur éternelle pauvreté, loyaux dans leur engagement, c’est-à-dire toujours prêts à servir avec zèle et un désintéressement affiché, assurent l’essor du Grand Destin national. Cette « estime » pour le Peuple se distingue en fait assez peu de celle de leurs ennemis socialistes et communistes, mais vise la direction exactement opposée ; là où la gauche révolutionnaire identifie les travailleurs aux véritables, authentiques citoyens, et leurs intérêts de classe à l’intérêt général en cours d’édification, à l’inverse les fascistes subordonnent la population laborieuse à la contribution qu’elle fournit à la cause du Peuple tout entier, au succès planétaire de la puissance qu’il abrite en lui. Ils s’obstinent à vouloir que les salariés reconnaissent comme leur « vocation » cette situation de dépendance et d’utilité à l’intérieur de la communauté, et qu’ils aiment comme si elle était leur pays, cette société mobilisée à leurs frais pour de grands projets. Le Peuple, tel que l’apprécient les fascistes, n’a pas de plus haute prétention que celle de vouloir des dirigeants qui lui fassent donner le maximum. Il jouit du droit à un Pouvoir qui ne se préoccupe en rien de ses désirs, qui veille d’abord, en fait de justice, à ce que chaque individu à sa place s’impose de remplir son devoir au service du Pouvoir du Peuple. C’est pourquoi les fascistes sont les ennemis de la démocratie qui, selon leur jugement – et pas seulement le leur –, érige en règle de conduite de la politique l’arbitraire de groupes de pression qui ne recherchent que leur avantage – l’inverse d’un groupe social honorable – et de ce fait trahit leur idéal d’un Pouvoir fort. Dans une analyse entachée de parti pris, ils en viennent à examiner les conditions capitalistes d’exploitation où leur Peuple révéré a déjà trouvé sa place dans la chaîne. Le « capital prédateur » – c’est-à-dire les capitalistes, dont, selon eux, les affaires ne contribuent en rien à la richesse de la nation et ne sont qu’une activité improductive effectuée pour leur compte personnel –, ils le combattent au profit des capitalistes « créateurs » – et ils accordent à ceux qui agissent dans ce sens l’avantage de se présenter, avec la puissance de leur fortune privée, comme les vrais chefs de leur empire économique, petit ou grand, et de tirer de leur personnel le maximum de rendement au service de la communauté.
Le but de tous les efforts des fascistes est la « métamorphose » du Peuple en une héroïque communauté de destins, grâce à laquelle, dans le contexte de la concurrence impérialiste, le chef, qui est l’Élu et qui est consacré par sa conquête réussie du Pouvoir, accomplit le Grand Œuvre, c’est-à-dire, selon la pensée fasciste, une lutte entre les Peuples pour leur survie et une sélection naturelle brutale de ces mêmes Peuples. Leur programme inclut donc une grande purification des comportements moraux: l’épuration dans toutes les couches de la société des « mauvais éléments », chez qui fait défaut l’esprit de lutte qui constitue la substance du Peuple, voire qui le sabotent – sur la liste noire figurent en tête les partisans de la lutte des classes ; mais aussi le lumpenproletariat, ceux « qui ne veulent pas travailler » ; et les vauriens inutiles, les handicapés; en outre, les capitalistes mal notés, les libéraux opiniâtres, les intellectuels sceptiques, qui conservent leurs distances, les hommes sans conscience patriotique, bref ! tous les corps étrangers au Peuple ; car les fascistes persistent irrémédiablement dans l’illusion que l’Homme serait absolument sans volonté propre, déterminé quasi génétiquement à une partialité sans réserves en faveur de son Peuple, et qu’on ne peut l’en détourner que par la tromperie et la séduction – les démocrates eux aussi jouent volontiers avec cette idée –. Alors, les fascistes doivent combattre un ennemi intérieur – un deuxième front, qu’il soit antérieur ou simultané à l’engagement de leur Peuple dans l’affrontement international – ; pour les nazis c’était la population juive, dont la longue tradition d’exclusion des communautés autochtones d’Europe, a connu de leur part une nouvelle forme et a été radicalisée à l’extrême. Selon la même logique, les nationalistes d’aujourd’hui accusent les « étrangers » de leur propre pays, précisément le groupe de population le plus misérable, de confisquer à leur propre Peuple ce à quoi ce dernier a droit. Ils sont de la « race supérieure »: dans leurs veines coule littéralement, comme un droit naturel immémorial, leur supériorité sur les autres Peuples. Les fascistes s’imaginent volontiers leur Peuple idéal comme une communauté à l’état de nature et au destin collectif, à la manière d’une horde de bêtes fauves dont la mission est de marquer l’Histoire.
Les fascistes trouvent toujours leurs partisans chez les citoyens démocrates insatisfaits ; jamais Hitler n’a manqué de volontaires pour être ses complices, ni dans sa « guerre de libération de la Grande-Allemagne » contre l’Union Soviétique et ses propres concurrents impérialistes, ni à l’intérieur pour l’extermination des juifs. Pour accuser la démocratie de tous les maux, subis ou redoutés, de nature collective ou privée, à cause de son incapacité à susciter des dirigeants à poigne, pour ensuite rêver d’un « homme fort », se jeter, sous son commandement, sur les « parasites du peuple » que les dirigeants leur désignent et se battre contre les voisins aux « privilèges inadmissibles », pour en arriver là, un Peuple démocrate n’a pas besoin de modifier fondamentalement ses comportements. Les grands régimes fascistes du XXe siècle ont cependant perdu leur Guerre mondiale ; contre l’Armée rouge, défaite que leurs successeurs ont fait payer par une politique revancharde, et contre l’État démocratique le plus avancé, ce qui donne aux Peuples vaincus l’impression tenace que tout de même les États-Unis ont ridiculisé le fascisme en réalisant le rêve suprême de ce dernier: conquérir le monde.
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Au scepticisme environnant – et d’abord au leur – vis-à-vis du pluralisme démocratique, les partis démocratiques ont, avec le temps, aux États-Unis d’abord et cela servit de modèle, trouvé la réponse adéquate. Ils ont évolué en partis de gouvernement, dans le sens qu’ils se refusent expressément à soutenir les intérêts de groupes particuliers – et encore moins de classes –, qu’ils veulent être les candidats de toutes les composantes du Peuple ; de sorte que toutes les attentes sociales d’une certaine importance puissent se retrouver dans ce que proposent programmes et candidats. Ces partis ont réussi – pour ensuite tirer un trait sur la question – à redéfinir les exigences incompatibles entre elles et les divergences irréconciliables, pour en faire les éléments de l’intérêt général et les conditions de la réussite du pôle de croissance capitaliste, et pour que se réalise par là « l’intégration » de leur corps électoral au système. Aujourd’hui, ils échafaudent des propositions à des intérêts particuliers qui ont depuis longtemps pris la mesure du politiquement réalisable. Ces propositions ont pour contenu l’état national des besoins de l’économie de marché et des moyens de l’impérialisme ; à partir de là, ils assignent dans le détail à chacune des structures de leur Peuple générées par le capitalisme, sa fonction et son importance relative dans le système global ; ils approuvent les capitalistes pour la création d’emplois, la masse des salariés pour sa capacité d’adaptation et de compréhension, en somme chaque individu pour la charge que la société exige de lui, et ils se présentent comme l’équipe de dirigeants qui se situe au-dessus des intérêts particuliers et fait que tous coopèrent en tout avec succès. Chaque parti de gouvernement doit donc accorder de l’importance à ce que son image présente d’unique, ce qui doit lui assurer d’une part sa clientèle électorale « naturelle » et d’autre part une majorité chez les indécis. C’est pourquoi ces partis soignent leur culture politique spécifique, constituée d’un « royaume » de valeurs idéologiques, d’un code de relations en usage à l’intérieur de chaque parti, d’un style particulier de présentation, comme d’un fonds de traditions, de symboles, de personnages porteurs ou incarnant le parti, et qui frappent l’imagination. Dans ce contexte, ils en reviennent, par calcul, aux intérêts particuliers et aux points de vue spécifiques dont, à l’origine, ils avaient été les pionniers. Avec ces comportements politiques et ces personnages de dirigeants fabriqués par leurs conseillers, les partis de gouvernement modernes veillent à afficher les différences qui les séparent – procédé indispensable dans les circonstances habituelles –, pour intéresser le Peuple démocratique à la compétition entre ceux qui aspirent au Pouvoir et pour évacuer tout le mécontentement qu’en permanence engendre inévitablement la progression de la société capitaliste, même chez les citoyens de bonne volonté. En effet, au cours de la lutte universelle qui met en concurrence les firmes et États capitalistes, ces citoyens voient s’imposer à eux de nouvelles conditions de travail, de rémunérations et de consommation – pires le plus souvent – ; on leur fixe toujours de nouvelles tâches – en règle générale plus dures – ; mais, de plus en plus souvent, le fait est qu’on n’attend plus rien d’eux, au point d’entraîner les gens concernés dans une « carrière » de la misère. Les quelques astuces de la vie quotidienne qui permettent malgré tout au petit peuple de s’en tirer tant bien que mal, on les contrecarre régulièrement, et la volonté de « faire avec » en est chez lui passablement ébranlée. Les partis de gouvernement récupèrent la colère populaire accumulée, l’instrumentalisent en faveur de leur lutte acharnée pour le Pouvoir, c’est-à-dire qu’ils prennent grand soin que celle-ci s’exerce contre le personnel des autres partis ; la colère du Peuple amène ainsi au Pouvoir les nouveaux – et les anciens – dirigeants.
(e)
L’effort de persuasion qu’accomplissent dans ce but les partis démocratiques, est un chapitre extraordinaire de la formation dialectique des citoyens, qui joint un respect calculateur à un mépris affiché des masses populaires « inférieures ».
« Les citoyens de base » sont, sans réserve, considérés par leurs politiciens démocrates comme porteurs de la volonté qu’existe l’État, pour autant que chaque parti puisse la compter comme l’expression d’un suffrage en sa faveur. Mais l’estime accordée au corps électoral devient problématique quand ses sympathies politiques se reportent majoritairement sur les adversaires ; les démocrates qui visent les fonctions gouvernementales, ont alors la ferme conviction que le Peuple n’a pas simplement fait usage de sa liberté de vote, mais commis une faute grave ; le temps va leur paraître long jusqu’aux élections suivantes où il sera possible de corriger l’erreur. Et la sympathie pour leur base des dirigeants comme des candidats faiblit aussi quand une contestation qui, de quelque manière, a des conséquences électorales, se manifeste à l’encontre des « progrès » de la nation en politique sociale ou en d’autres domaines, que tous les partis de gouvernement sont du reste d’accord pour estimer nécessaires et obligatoires. Et quand la contestation va au-delà du simple vote protestataire, finalement sans conséquences, le Peuple se rend fâcheusement impopulaire.
Dans ce dernier cas – Dieu merci, une exception dans les démocraties dont les électeurs sont correctement « éduqués » –, le débat démocratique – censé être d’égal à égal – que mènent les responsables face aux citoyens qui, eux, ne sont responsables de rien, s’avère quelque peu brutal. À la base qui proteste, on assène le verdict: « déni de réalité ». Sans aucune transition et sans aucune argumentation, la triste réalité, contre laquelle se dresse la contestation et à laquelle des solutions sont demandées aux dirigeants, est présentée comme preuve de l’impossibilité de toute alternative, elle est l’instance qui réfute le droit objectif à protester. La contradiction entre les principes de l’État tels qu’ils sont mis en pratique, et les besoins des masses, quand celles-ci dérangent par leur prise de parole, est directement imputée aux perturbateurs comme étant une grande stupidité, et la stupidité comme une intention maligne: un déni ! Les paisibles manifestants sont exclus de la communauté des citoyens qui se gère soi-même sous la forme de « son » Pouvoir ; ils sont considérés comme « la rue », à laquelle les élus ne doivent pas céder, du fait déjà que ce faisant ils trahiraient l’authentique volonté du Peuple qui leur a donné mandat par leur élection. Les partis démocratiques ont le devoir, face à tout mécontentement d’en bas que l’éventail électoral proposé ne satisfait pas, de ne pas se laisser fléchir et d’agir avec la plus grande fermeté contre les victimes en rébellion d’une politique jugée sans alternative. Les politiques qui cherchent à utiliser à leur profit l’irritation du Peuple ainsi condamnée, sont traités d’« attrape-couillons » par leurs collègues réalistes et une opinion publique indignée ; une insulte qui trahit le mépris que nourrit l’élite dirigeante de la démocratie vis-à-vis de la partie du Peuple qui, pour quelque raison ou quelque revendication que ce soit, entre en conflit avec les grands principes de l’État, donc n’appartient ni aux « grosses fortunes », dont la célèbre colère contre les impôts et la bureaucratie participe pleinement de l’économie de marché, ni à l’image idéale de la moderne « société civile », à la « jeunesse dorée » qui marche décontractée du même pas que son Pouvoir parce qu’à aucun moment les yuppies ne se trouvent vraiment freinés dans leur réussite personnelle. Mais les travailleurs ne doivent en aucun cas se voir traités de « couillons », même s’ils sont contrariants et qu’ils votent pour des partis contestataires ; aussi longtemps en tout cas qu’ils sont encore une clientèle potentielle de l’un des partis de gouvernement qui, chacun de son côté, couvrent les marges du spectre politique. On doit leur faire souvenir seulement qu’il est absurde et condamnable de courir après les démagogues – ce mot signifie littéralement: « qui conduit le Peuple », mais signifie par contre: « faux » démocrates, privés de la légitimité que confère le consensus des démocrates reconnus ; cela montre clairement que les anti-démagogues authentiques prennent leur Peuple pour une bande d’irresponsables, faciles à manipuler, et qui donc doivent impérativement être conduits par les Bons, pour ne pas être séduits par les Mauvais.[ 7 ]
Le mépris élitaire de ses représentants pour « le vulgaire » trouve toujours son fondement en ce que les besoins élémentaires de ce dernier, même si, dans le principe, ceux-ci s’inscrivent, autant que faire se peut, dans l’intérêt général, ne correspondent jamais à 100% aux nécessités d’un pôle capitaliste de croissance en expansion et aux besoins d’une Puissance sur la scène internationale. Par contre, il n’est plus rien dit de l’incompatibilité entre besoins du Peuple et nécessités étatiques ; celle-ci une fois établie, il ne s’agit plus pour les élus démocrates que « d’orienter » le Peuple, avec son assentiment, de sorte que celui-ci concilie durablement ce qu’il veut et ce qu’il doit. C’est pourquoi, on ne daigne pas entretenir de débat avec les partis qui, par leur plaidoyer en faveur d’une politique un peu plus humaine vis-à-vis du Peuple, s’écartent de la ligne générale actuelle; bien au contraire, on les attaque en leur reprochant de se commettre avec le Peuple, uniquement pour conquérir son approbation et en fin de compte être en mesure de le tenir sous tutelle – car il y a, depuis longtemps, un consensus concernant les besoins du Peuple selon lequel ils sont aberrants, vagues, condamnables, délétères... En revanche, les partis de gouvernement s’efforcent, grâce à une politique « juste », de plaire aux électeurs pour, dans le bon sens du terme cette fois, les tenir sous leur tutelle, ce qui s’avère n’être ni une tutelle, ni même de la séduction, mais de l’orientation. Les partis démocrates, adversaires les uns des autres, cultivent entre eux le débat pour s’approprier l’unique attitude correcte vis-à-vis du Peuple ; une attitude, en effet, qui dans le courant de séduction des électeurs tient prudemment compte de l’irresponsabilité des masses et de l’aberration de ses besoins, et qui récupère les opinions de ces dernières en leur donnant raison pour les détourner, et non, comme d’autres, pour les exploiter.
Cette lutte, les partis la mènent avec ardeur, non pas uniquement contre les marginaux de gauche comme de droite, mais aussi les uns contre les autres en rivaux qui pourtant ont les mêmes idées sur le fond. Ce n’est pas seulement quand sont remis en question les objectifs de l’État, mais systématiquement quand l’adversaire politique « occupe le terrain » des idées et, grâce à cela, trouve un profond écho – ou seulement même pourrait le trouver –, que les partis démocratiques de gouvernement s’accusent réciproquement de vouloir être au service des seuls « instincts les plus bas » du Peuple – peu importe ce qu’on entend par là –, au lieu, comme le dicte le code du Pouvoir démocratique qu’ils brandissent les uns contre les autres, de donner à voir, dans la conquête des suffrages, la « distance » fondamentale qui sépare le Pouvoir des gouvernés et de leurs désirs irresponsables. Ceux qui ne respectent pas cette « distance » sont accusés de « populisme » – un reproche étonnant de la part des partisans et défenseurs d’une forme de Pouvoir dont le nom comporte le mot « peuple », même si c’est le « dêmos » grec et non le « populus » latin. L’éthique démocratique exige que la politique tranche par la force sa contradiction avec le Peuple, et qu’à la fois elle ne la cache pas. Pour les dirigeants, s’émanciper des besoins de toute nature des masses est une condition sine qua non, c’est aussi un refus ostensible de ces aberrations, pierre de touche du droit à « s’occuper » du Peuple et de sa volonté politique pour les récupérer en faveur de leur propre parti. Seul celui qui affirme ne pas reculer, dans l’intérêt général, devant des mesures impopulaires – peu importe ce en quoi elles consistent –, conquiert le droit à la popularité ; seul celui qui respecte la « distance » qui sépare l’intelligence péremptoire de l’État de celle définitivement limitée du Peuple, peut se commettre avec les humbles électeurs et se faire applaudir dans les salles des fêtes comme un dirigeant proche du peuple et populaire. Et seulement chez celui qui y parvient, la démagogie devient du charisme – « charisme », un emprunt au vocabulaire du culte aux dieux dans la Grèce antique, un mot qui prise l’art de convaincre sans arguments et correspond relativement bien à celui des politiques ; eux qui pour exercer le Pouvoir bénéficient de l’assentiment de ceux qui en supportent le poids.
Ainsi, même la démocratie n’y change rien: l’unité entre gouvernement et gouvernés qu’elle institue, est fondée, en dernière instance, sur le fait que c’est par la force que le Pouvoir s’impose à ses sujets.
(f)
Démocratie et économie libérale de marché vont étroitement de paire, mais un « bon » Peuple fonctionne naturellement sous économie de marché, même sans démocratie, comme une machine capitaliste à faire de l’argent, dont l’État peut se servir. C’était déjà le cas dans l’Occident chrétien et dans le Nouveau Monde jusqu’à ce que la société de classes moderne ait finalement trouvé en la démocratie sa forme adéquate de Pouvoir. Pour soumettre ses Peuples à un impératif qui a clairement deux visages: chaque classe gagne de l’argent et cela, « grâce » au travail rémunéré, on n’avait aucun besoin du pluralisme des partis et d’élections libres ; au contraire, les dirigeants se sont, en règle générale, donné le temps de ces conquêtes ; c’est avec une grande circonspection, en effet, qu’ils ont réagi aux revendications propres à leur société, afin que les satisfaire ne puisse en aucun cas menacer l’ordre fondé sur la propriété comme système économique. Dans le reste du monde, qui dès le tournant du millénaire avait été totalement intégré à l’économie capitaliste mondiale, les gouvernements ont aussi appliqué toutes sortes de méthodes non démocratiques pour soumettre leurs masses aux conditions du capitalisme. Dans les cas les plus significatifs des dernières décennies justement, les partis uniques ont repris comme modèle de réussite les comportements politico-économiques des grandes Puissances économiques et les ont imposés à un Peuple avec lequel auparavant, disaient-ils, ils avaient dépassé la phase de l’exploitation capitaliste. Sans en faire grand cas, ils ont supprimé à leurs travailleurs l’assistance conquise à l’époque du « réalisme socialiste » et imposé le statut de salarié libre – entendez: « non assisté » –, transformé les fonctionnaires en patrons et propriétaires, et fait en sorte que leur Peuple s’attache à l’idée qu’à un moment donné la nouvelle voie pour le succès de la nation offrirait aux « petites gens » aussi, un peu de ce niveau de vie qu’ils pouvaient admirer déjà dans la « jeunesse dorée », récemment apparue. De toute la planète, c’est le gouvernement de la République populaire de Chine qui, mieux que tout autre, a atteint les résultats les plus surprenants, tout en ne se laissant en rien priver de son contrôle sur sa société de classes récemment constituée: il met tout en œuvre pour imposer l’exploitation et la concurrence capitalistes comme étant la réalité à laquelle il n’existe aucune alternative, avec laquelle donc ses citoyens doivent vivre, et il ne prend pas le risque que, aussi longtemps que l’enrichissement privé et la paupérisation lucrative ne sont pas solidement ancrés et acceptés comme allant de soi, la reconnaissance par l’État de tous les intérêts particuliers de la société, le pluralisme des partis et les élections libres puissent conforter une partie non négligeable du Peuple dans l’idée que ces nouvelles conditions de vie sont susceptibles de choix, ou pour le moins que les « dysfonctionnements sociaux » qui y sont nécessairement associés, se verraient, quand c’est possible, supprimés par le vote.
À l’inverse en effet, les Peuples qui ne subissent pas l’exploitation capitaliste tous azimuts, ont des difficultés à fonctionner démocratiquement. Cela se constate déjà dans les cas où les partis uniques autrefois « communistes » ont repris des recettes de réussite politico-économiques de leurs anciens ennemis, ainsi que leurs techniques de domination, sans qu’avec leur nouvelle économie de marché nationale, aient été déjà remportés ou même se soient dessinés des succès nationaux, et encore moins de nouvelles chances de survie pour les masses concernées. Dans la Russie post-soviétique par exemple, ne font défaut ni le vif besoin populaire d’un « bon maître », ni les partis rivaux qui joueraient volontiers ce rôle ; cependant, chez les politiques, comme dans le Peuple qui connaît une misère nouvelle et constate une très récente richesse, est absente la certitude absolue, telle une seconde nature, que la nation, avec son passage à l’économie de marché et en dépit des conséquences ruineuses de celle-ci, soit sur l’unique bonne voie qui existe. On rencontre des opinions opposées sur « ce qui est bon pour tous » ; mais c’est seulement depuis l’entrée en fonction du deuxième président, qu’on constate l’esquisse d’un monopole de Pouvoir qui impose comme principe étatique la généralisation de l’enrichissement par l’économie de marché, en fait un intérêt général obligatoire auquel tous les partis et groupes de pression doivent se mesurer. Sous le premier président, le retrait en ordre dispersé de l’État et la démocratisation du pays, applaudie dans le monde occidental, ont systématiquement conduit à plus d’anarchie que n’en tolèreraient jamais les politiciens démocrates – eux qui disposent de la législation sur l’état d’urgence.
Dans nombre d’autres États règnent « Économie de marché et démocratie », sans pour autant que les maîtres des pays les aient été introduites par calcul ou sur demande de la population; et le résultat est probant. L’activité capitaliste mondiale, dont profitent les Pouvoirs, fait des pays et de leurs ressources un usage qui exclut une part non négligeable de la population de l’exploitation capitaliste et, de ce fait, de toute participation significative au marché capitaliste mondial, et qui ravale des peuples entiers au rang de « surpopulation relative » de la planète, dans la perspective de ce critère, décisif en tout: les besoins de l’économie de marché mondialisée. Il ne peut être en aucune manière question ici d’un « bien commun ». Le Pouvoir n’a aucune politique économique à offrir à ses sujets, qui imposerait aux gens la contrainte « objective » de prendre soin d’eux-mêmes au service de l’intérêt général par accroissement des richesses chez les uns et donc obtention d’un salaire par les autres ; ce ne sont pas les masses, que le Pouvoir dirige officiellement, qui sont la véritable base de celui-ci, mais, pour l’essentiel, l’affairisme de l’étranger dans ces pays et l’intérêt des puissances impérialistes ; et s’agissant de la satisfaction de ces intérêts, les habitants ne sont finalement qu’un élément perturbateur.[ 8 ] Naturellement, même dans de telles circonstances, on peut déclarer les gens « électeurs » ; inscrire sur une liste électorale les chefs de clans, seigneurs de la guerre, prédicateurs et autres notables, installer des urnes et inviter les masses à un scrutin grâce à des symboles forts. Mais ce qui ressort d’un tel vote est tout autre chose qu’une volonté nationale qui trouve son unité dans son pluralisme, donc moins encore une volonté politique qui trouverait ses bases matérielles dans les intérêts qui anticipent le politiquement faisable dans une société civile pacifiée. De telles élections reflètent plutôt des relations tribales, de la loyauté clanique, de l’obéissance religieuse – rien de plus que des divisions de type pré-politique –, ou encore la misère des Hommes qui se laissent volontiers acheter pour un bol de soupe la voix dont aussi bien ils n’ont que faire. Inversement, quand, dans un tel contexte, un parti d’hommes politiques éclairés fait preuve d’une volonté politique nationale sérieuse, mobilise les masses à son profit par-delà les cloisonnements, voire les oppositions, et définit une cause politico-économique commune à tout le Peuple et au service de laquelle la population pourrait peut-être trouver les moyens de son existence, alors il se situe ainsi à coup sûr en opposition avec la fonction qui a été voici longtemps assignée au pays par le système capitaliste mondial – et avec les principes d’une démocratie libérale, qui présente une diversité d’opinions et de partis, principes dont l’observance est, de nos jours, l’objet d’une attention rigoureuse de la part de ses gardiens. Après le suicide politique de leur ennemi, le « réalisme socialiste », les membres dirigeants de la « grande famille des peuples » se sont décidés en faveur des droits de l’Homme: ils ne dissuadent plus les chefs des États « douteux » de procéder à des élections libres, où des partis de gauche pourraient mettre en œuvre un programme de création d’un Peuple autonome – aux Peuples de ces régions, on avait autrefois affirmé qu’ils n’étaient « pas encore mûrs » pour la démocratie – ; au contraire, ces dirigeants vont inspirer un rêve de liberté chez d’autres Peuples, et ils insistent sur le respect des règles démocratiques dans des pays que ne guident pas un intérêt général qui engagerait la population, ni moins encore une conscience citoyenne, à la réalité desquels les politiques pourraient concourir. Ils envoient, lors des élections, des observateurs qui, avec tous les égards dus au processus formel, ignorent l’absurdité qu’ils ont aidé à mettre en scène.
Le bon fonctionnement de toute démocratie suppose un Peuple qui « tourne » en économie de marché. Les Peuples nombreux dont les dirigeants connaissent des difficultés avec ce mode de Pouvoir en apportent la preuve a contrario. Par contre, le confirment à l’envi tous les citoyens éclairés qui prennent la contrainte qu’ils ont de « faire de l’argent » pour la réalisation de leur matérialisme, le droit de le faire pour l’égalité conquise, le contrôle de l’État sur l’ensemble pour la garantie de leurs libertés, et qui ne voient rien de bizarre à exprimer leur mécontentement chronique vis-à-vis des Autorités par des réélections successives.
4. L’identité nationale à l’ère de la « mondialisation »
(a)
Les démocrates qui dirigent le Peuple, ses « éducateurs », les avocats de sa cause, sont les piliers de cette méthode qui fait que le Peuple coopère à la mise en œuvre de sa propre soumission. Quand ils comparent les systèmes politiques, exercice qui est même devenu une discipline de leur univers scientifique, ils font l’éloge de la liberté politique, pour eux la plus haute valeur de l’Histoire de l’Humanité, mais ils affirment que la qualité prépondérante, en tout cas la plus « porteuse », de ce grand principe de la Constitution réside dans le fait qu’il contribue à la continuité et la stabilité du Pouvoir politique, par delà tous les changements de personnel et face à toute contestation d’en bas. Cependant, une prise de position en faveur de la patrie, qui ne trouverait sa justification que dans la Constitution et dans les libertés concédées aux citoyens, leur apparaît comme faible, superficielle, peu fiable, en tout cas totalement insuffisante. Non qu’ils aient en réserve un argument meilleur. Mais ils refusent le fait – à plus forte raison, l’obligation – de discuter de ce qu’est le bon point de vue concernant la patrie. Ce qu’ils exigent est non pas une prise de position fondée – serait-elle même mal fondée –, mais une partialité manifeste, un point de vue « pour », qui, sans médiation aucune, est appartenance au Peuple. On ne doit pas prendre parti pour l’appartenance à son Peuple, comme s’il y avait à choisir ou encore à décider ; on doit être touché par elle comme on l’est par une émotion naturelle. Mais cela ne doit pas avoir non plus comme conséquence un patriotisme exacerbé, ni même un patriotisme aveugle qui « se laisse abuser » par les démagogues et les populistes – l’exaltation humaine pour le destin du pôle de croissance capitaliste doit rester sous contrôle, celui du Pouvoir élu, et le patriotisme ne doit pas montrer son coté sombre, qui pourrait effrayer les investisseurs étrangers et porter atteinte à l’image de la patrie. Bien sûr, il faut fierté garder, un sentiment d’accord sans faille avec soi-même – mais dans le contexte national, ce sentiment doit émaner, sans que ne le fonde aucune action personnelle, de ce qu’on est un membre de la nation dont on fait partie –. On va jusqu’à parler du plus intime sentiment de l’Homme: l’amour – et ce, vis-à-vis d’une chose aussi totalement asexuée que la patrie –. Dans les conditions fixées par l’État, on réclame que le Peuple accepte sa subordination et qu’il s’intègre au système, d’une manière à la fois réfléchie et spontanée. Telle est l’incohérence que les éducateurs démocrates et libéraux du Peuple considèrent comme une règle absolue à laquelle un Peuple bien doit satisfaire.[ 9 ]
On fait tout pour « inspirer » au Peuple ce sentiment spontané. En priorité – on ne peut en effet échapper ni aux mots, ni aux images –, les médias, pouvoir indépendant, démocrate et libre, toujours sur le qui-vive, sont finalement plus efficaces dans leur fabrication d’une opinion qui flatte le Pouvoir, que ne l’étaient les médias sous contrôle d’État. Déjà dans l’information impartiale, objective, ils se positionnent de leur propre initiative sur le point de vue du « nous » qui n’est ni plus ni moins que la nation: ils sont les yeux et les oreilles du Peuple et, avant même tout jugement ou interprétation de leur part, ils ont enfermé leur public dans une conception partiale du monde. Car, dans le sujet collectif qu’est un Peuple se combine quasi automatiquement une manière, finement nuancée selon la position sociale, d’être concerné par les événements du moment, et la volonté que « nous » y arrivions au mieux – que ce soit dans une opération militaire ou en météo –, que « nous » réussissions ce que « nous » projetons – l’augmentation du nombre d’enfants par Française, la baisse des chiffres du chômage… –, que « les nôtres » remportent des succès – au foot comme dans la construction aéronautique –, etc. Les opinions individuelles présentées comme telles, mais aussi les responsables quand ils s’expriment sur la situation, peuvent alors diverger sur le fait de savoir si le monde va bien ou mal pour « nous » ; même chaque mécontentement particulier trouve alors un écho, et il est récupéré par n’importe qui fait un commentaire sur les causes de la situation – circonstances défavorables, concurrents sournois, losers dans leurs propres rangs. Mais il est décisif que, dans tout ce qui se passe dans le monde, « nous » aboutissions à ce qui est le mieux pour « nous ». Ce point de vue traverse, en commun dénominateur, les nombreuses opinions libres, il est le fondement naturel de tous les jugements à prendre au sérieux, et « marque » ainsi le territoire de ce qui peut passer pour une intention respectable.[ 10 ]
Un tel regard partial sur le monde, qu’on impose au citoyen, ne suffit cependant plus aux défenseurs du patriotisme authentique ; d’autant plus qu’ils voient encore et toujours à l’œuvre dans les inquiétudes les plus diverses le particularisme des intérêts et s’inquiètent des risques de division. Ils veulent une identification à la fois spontanée et affirmée du Peuple au fait national, une prise de position explicite en faveur d’un « nous » national qui ne soit jamais remise en question et qui fonde le patriotisme. Ils ne sont pas gênés par la contradiction sous-jacente ; au contraire, ils la font entrer dans les faits, en professant un amour spontané de la patrie, et donc mettent en scène les occasions d’en témoigner. Dans ce but, la démocratie a recours aux mêmes méthodes utilisées partout où un Pouvoir proclame qu’il y a identité entre lui et ses sujets. Aujourd’hui comme hier, elle présente au Peuple le magistrat suprême, de préférence une figure en-dehors ou au-dessus des dissensions partisanes, comme étant la personnification de la nation telle que la chérit le Peuple, et cette démocratie voue un culte à la personne – l’opinion publique, toujours portée à la critique, dénonce avec mépris un « culte de la personnalité » quand le grand homme se révèle insuffisamment persuasif, et en particulier quand cela concerne les chefs d’État étrangers –. Lors des grandes fêtes par exemple, la « figure de proue » tient des discours donnés à l’avance comme « importants », inaugure des édifices de portée nationale, distribue des décorations par lesquelles la communauté honore ses citoyens méritants et à travers eux s’honore elle-même. Ainsi les « gardiens de la vraie foi » étatique créent-ils au bénéfice du Pouvoir un « champion de la sympathie ».[ 11 ] Bon nombre de démocraties modernes cultivent même, spécialement dans ce but, une monarchie dotée d’une vie familiale intense dans les hauts et les bas de laquelle le bourgeois, qui aime la famille, peut voir sa propre vie privée, en plus raffiné, prendre la dimension des « affaires de l’État » ; et même, à cette occasion, considérer le Pouvoir comme humain, voire sympathique. Lors des jours de fête, accessoires indispensables de l’éducation populaire patriotique, les grandes heures de l’Histoire de la nation, de préférence les victoires importantes, sont revisitées tels des objets de la mémoire collective, comme si le public les avait lui-même vécues. On commémore les victimes comme des intimes de la famille ; elles prouvent la magnificence de la patrie, et on ne dira pas que ces victimes ont été sacrifiées pour elle, mais bien qu’elles se sont sacrifiées, et que donc, au nom de l’abnégation des ancêtres, on doit, en tant que descendants, respecter hautement la patrie. Selon le précepte, très efficace en pratique, que la célébration ostensible de rituels empreints d’une solennité respectueuse – aussi longtemps que personne ne rit ! – ne manque pas d’influencer les opinions et crée des sentiments de déférence, on entonne alors un chant à la gloire de la nation, toujours le même, et on honore un morceau de tissu de couleurs, toujours les mêmes: ce sont autant de rites qu’on ne saurait jamais connaître assez jeune, pour qu’au stade difficile de l’enfance déjà, quand les petits doivent s’habituer à quantité de choses sans pour autant en comprendre les raisons, s’installe l’état d’esprit « correct » dans lequel l’Homme demeurera englué à l’âge adulte.
Cette éducation ne peut être sans conséquences. Certes, les citoyens sont habitués à leur subordination au Pouvoir national et ils savent automatiquement quel comportement adopter vis-à-vis des conditions de vie par lui définies, mais cela ne va pas en rester là. La « marque » qu’imprime en eux cette école patriotique et qui leur devient une « seconde nature », ils la voient comme leur être collectif et partie de leur personnalité: ils se considèrent comme une catégorie particulière de gens que distinguent et à la fois unissent l’Histoire et le paysage, la langue et la tradition, aux antipodes du fonctionnement réel de leur société qui est tout sauf solidaire. Le Peuple est conforté dans sa spécificité par son élite intellectuelle qui l’encourage et le tient par la main. Les maîtres à penser de la nation attestent du génie de ce Peuple, qui se manifeste par toutes sortes de vertus – et de défauts aussi – spécifiques, et se concrétise à travers un art de vivre qui lui est propre. Ces intellectuels se conçoivent et se comportent comme l’incarnation de la culture nationale ; enracinés qu’ils sont dans le pays, avant tout dans sa langue dont personne n’est à même comme eux de ressentir la profondeur intraduisible ; et, plus abstraitement, ancrés dans la continuité, comme dans les tragiques solutions de continuité, de l’Histoire intellectuelle de leur Peuple. Mais la distance aux masses reste grande: toutes les formes « condescendantes » du vocabulaire, qui vont de l’université populaire aux chansons populaires, des traditions populaires aux éditions populaires, et du capitalisme populaire à la banque populaire, montrent clairement, par l’usage même de la langue, qu’un Peuple n’est pas simplement une grande famille unissant tous ses membres, mais – démocratie ou pas – la couche inférieure d’un système de Pouvoir. Aussi longtemps, cependant, que le citoyen non seulement tolère sa servitude, mais l’accueille comme sa nature en tant que Peuple, il reste l’objet des faveurs du Pouvoir. Ces coutumes traditionnelles ne sont pas seulement exposées dans les musées des traditions populaires, mais également cultivées comme le sont les « langues régionales » menacées de disparition – en dépit de la petite contradiction qu’il y a à « faire du cinoche » avec une coutume pour la préserver. Moins la société de classe nationale a encore quelque chose à voir avec une « ethnie » – même un ethnologue n’utiliserait pas ce terme à propos d’une « société civile » moderne –, plus l’élite influente se préoccupe de créer la fiction culturelle que ce sont ses origines qui soudent le Peuple.
Et cela n’en reste pas à la pure apparence. La puissance publique elle-même ne se contente pas d’exiger et préserver un modèle de culture nationale propre au Peuple. Elle considère et traite ses autochtones comme son assise « par naissance » – les descendants de nationaux et les enfants nés sur le territoire national en sont automatiquement partie intégrante ; la naturalisation n’est en aucun cas nécessaire –. Mais cela va au-delà du sens légal. La descendance nationale, la « reproduction » du corps de leur Peuple issue de leur propre « élevage », importent à ce point aux dirigeants les plus modernes des pôles capitalistes de croissance qu’ils s’émeuvent pour la survie du Peuple reçu en héritage quand apparaissent des statistiques démographiques inquiétantes, et que même ils « mettent la main à la poche » en faveur d’une politique efficace de la famille à offrir aux parents actuels et aux mères à venir. De la même manière qu’un « bon » Peuple tient à son Pouvoir, un Pouvoir national tient à son Peuple ; comme si le Pouvoir ne pouvait compter que sur ses citoyens générés par rapports sexuels entre eux.[ 12 ] Manifestement, l’État bourgeois du XXIe siècle lui-même, ne veut pas être préservé, sur le plan politique et économique, seulement par ce qui est fait par le Peuple, dont la fidélité et la force de l’habitude, jour après jour, permettent au Pouvoir d’être ce qu’il est ; mais aussi être « reproduit » biologiquement par la fécondation et la famille ; il veut non seulement être un milieu social qui encadre son Peuple, mais aussi être ancré dans ses gènes. C’est dans ce sens que s’exerce son influence sur les masses, légalement, financièrement, et évidemment par les moyens de la propagande.
C’est ainsi que le citoyen acquiert son identité nationale et qu’elle va être ressentie par lui. Et ce sentiment va de soi quand il est confronté aux étrangers.
(b)
Il y eut une époque où la population d’un pays avait rarement l’occasion de voir des membres d’autres Peuples, n’avait sans doute pas la moindre idée de l’existence du reste du monde au-delà du proche voisinage et se retrouvait au contact des sujets des Puissances étrangères seulement quand elle recevait d’eux une visite belliqueuse ou quand son Pouvoir lançait sa piétaille dans des conquêtes: les Peuples étaient étrangers les uns aux autres et à “l’inconnu“ étaient associés danger et hostilité. Ces temps sont révolus. Les frontières sont devenues perméables ; non seulement aux marchandises, à l’argent, au capital, mais – sous des conditions strictes, soigneusement contrôlées – aux Hommes aussi ; les travailleurs étrangers sont même, de temps à autre, recrutés par mesures administratives, et ils ne restent pas confinés dans les seuls lieux de travail, ils sont présents partout en public. Les Peuples se connaissent mieux les uns les autres: on fréquente des gens d’autres nationalités, on les rencontre dans la vie quotidienne. Les habitants des nations importantes de la politique mondiale sont tenus informés de ce qui se passe sur l’ensemble du globe, si besoin est en live. Certains voyagent pour le plaisir dans les pays lointains et en reviennent avec leurs films. À l’inverse, les natifs des contrées du monde de faible importance savent dans quelles régions lointaines se trouvent la puissance et la richesse. Nombreux sont ceux d’entre eux qui font tout pour atteindre les pays dont l’économie tourne mieux que chez eux et, quand ils y parviennent et qu’on ne les refoule pas, ils en sont la couche la plus basse du prolétariat… On peut à peine parler encore d’inconnus ou dire qu’avec des étrangers on ne vit que des expériences belliqueuses. Dans la vie de tous les jours, le citoyen du pays voit les étrangers comme ses semblables ; comme lui-même, ils se donnent beaucoup de mal pour s’en sortir avec cette économie de marché ; ils ont des ennuis d’argent et d’autres soucis courants ; en même temps, comme les citoyens du pays, ils se répartissent entre différents milieux sociaux. Si c’est nécessaire, on réussit même à se faire comprendre sur l’essentiel en utilisant les verbes à l’infinitif et des bribes d’anglais.
Malgré tout, le point de vue selon lequel les citoyens des autres pays sont essentiellement différents, reste vivace. C’est déjà le cas pour l’État, qui applique un droit spécifique aux étrangers, prescrivant le principe de l’interdit et exceptionnellement un accueil restrictif pour quelques uns, détenteurs ou non de passeports, et qui crée des autorités spéciales pour la surveillance des gens qui appartiennent au « cheptel » d’une Puissance étrangère. C’est également le cas pour le Peuple, qui, loin de relativiser son point de vue, le réduit à un facteur élémentaire: « les étrangers » sont un « nous » différent, même si la connaissance qu’en a le citoyen moderne se limite à des informations simples ou des impressions ; ils sont une sorte de gens qui au fond se distingue de la sienne seulement, mais essentiellement, en ce qu’elle est, avec ses droits et ses devoirs, son attitude exigeante en permanence et sa partialité de principe, extérieure à la communauté à laquelle l’habitant du pays se sent appartenir, hors de l’intérêt général auquel il se sait tenu. Différents, les « étrangers » ne le sont pas parce qu’ils font quelque chose d’étrange – certains concitoyens pourraient paraître nettement plus insolites –, mais parce qu’avec une partialité de principe, ils font en faveur d’un autre pays ce que les gens du pays font pour le leur, parce qu’ils agissent selon les règles établies et respectées – peu différentes de celles en vigueur dans le pays – qui déterminent une autre vie nationale ailleurs et utilisent les Hommes pour constituer la base d’une autre société politique. C’est à cet autre « nous », doté d’un point de vue propre sur le monde, qu’est subordonné l’étranger, qu’il le veuille ou non ; pas seulement tel ou tel comportement réellement différent ou un accent qu’il aurait, mais l’Homme dans son tout. Il est un étranger comme incarnation d’opinions et d’une morale qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à celles des citoyens, mais qui, une fois pour toutes, ne sont pas celles-là, parce qu’elles appartiennent à une réalité nationale autre. Et l’Homme du pays va trouver dans sa culture nationale les arguments qui confirment ses jugements contre ces gens-là et qui deviennent « une réalité vécue à leur contact ».
Ce comportement ne doit pas nécessairement être agressif. Par ses rencontres avec les étrangers, un citoyen « civilisé » se trouve amené à une réflexion sur sa propre appartenance nationale. Il s’en conçoit l’adepte, il la ressent. Il se veut être un représentant de sa propre nation et du genre de personnes qu’elle rassemble, obligé à répondre pour celle-ci, même s’il n’est pas du tout en accord avec les agissements de son gouvernement ou avec ce qui est important dans le caractère distinctif de son Peuple, et qu’il ne veut pas en être rendu responsable. Face aux étrangers, un citoyen comme il faut ne laisse rien passer quand il s’agit de son pays. Ce qui y est à critiquer, il s’en charge lui-même et par là témoigne des belles vertus de sa communauté nationale, en particulier l’autocritique. En somme, il pense qu’on n’a pas le droit de faire affront à sa nation et il est même capable d’avoir honte de ses compatriotes quand leur conduite n’est pas irréprochable. À l’inverse, il est fier des vertus, des apports et des faits héroïques de son Peuple, des monuments et de l’art culinaire national, et même des paysages: de bien des choses qui sont « récupérées » et se voient accoler le possessif « notre ». Mais on concède tout à fait à l’étranger le droit d’accorder du respect, de l’estime à son propre pays ; on s’étonnerait de quelqu’un à qui ferait défaut un parti pris de principe en faveur de son pays et de son Peuple[ 13 ]. Mais il est clair aussi qu’on ne va pas laisser dénigrer sa patrie, sa nationalité par un étranger, ni la laisser calomnier quand elle est l’objet de comparaisons avec d’autres. Un Peuple bien est parfaitement convaincu – même si exceptionnellement il n’en fait aucun usage agressif – que finalement, sur les points particulièrement importants en tout cas, aucun autre Peuple ne lui arrive à la cheville. Dans l’amitié entre les Peuples, l’entente entre patriotes contient donc toujours une part de mépris. Il ne s’agit en aucun cas d’un dérapage : ce mépris est nécessaire. Du fait que les différents Peuples honorent chacun leur propre communauté comme le bien et la contrainte suprêmes, ils sont et demeurent obsédés par l’évidence de leur mutuelle incompatibilité.
Comme il a été dit, cela ne signifie pas nécessairement qu’il y ait xénophobie. Mais, en dernier ressort, chaque Peuple se sait dans son bon droit face au reste du monde. Et la conscience de ce bon droit est en toute occasion prête à basculer dans l’hostilité.
(c)
Le moment de l’hostilité, la manière, l’ennemi ? Ici encore, le Peuple, avec sa conscience « fondamentaliste » de l’honneur et sa vision du monde inébranlablement partiale, va suivre les directives fixées par le Pouvoir. Le gouvernement porte projets et réalisations, dans le détail, à la connaissance de ses citoyens ; il leur commente la nécessité et la légitimité de la concurrence qu’il mène en permanence contre les autres nations pour renforcer sa position sur l’échiquier mondial et s’en assurer les moyens: sources de richesse et potentiel militaire ; plus violentes sont ses actions, plus les politiciens les recommandent comme étant la mise en œuvre du droit qui appartient au Peuple du fait de la position grandiose qu’il a conquise – ou doit conquérir – en vertu de sa nature, avec la bénédiction de Dieu ou sur ordre de la Providence.[ 14 ] Avec la réalité qu’il génère ainsi et son interprétation partiale – cette dernière présume et exige la partialité –, le Pouvoir impose sa ligne directrice au nationalisme d’en bas, dirigé contre l’extérieur, c’est-à-dire aux sentiments du Peuple quant à ce qui touche les autres pays et les étrangers. De son côté, le Peuple, dans son illusion qu’il mène un combat contre les mentalités différentes des autres Peuples et lutte pour son droit naturel à la suprématie, emboîte le pas, avec plus ou moins de bonheur, – surtout dans les pays où il reçoit son information des médias libres et pluralistes – aux calculs, stratégies, succès et échecs de ses dirigeants, qui aujourd’hui, particulièrement quand ils gouvernent un centre important du capitalisme « mondialisé », se répartissent de manière très nuancée leurs amitiés et inimitiés internationales.
– Dans la période actuelle, les Puissances dominantes mènent, avec les pôles de croissance équivalant aux leurs et dans leurs relations avec ceux nombreux qui sont moins compétitifs, une lutte concurrentielle sous forme d’une coopération ( »l’ouverture » réciproque de leurs marchés financiers et des biens) fondée sur le calcul et le chantage ; elles attendent de bien meilleurs résultats pour leurs entreprises d’une participation internationale de celles-ci à la croissance que du verrouillage réciproque des économies nationales, politique qui toutefois n’est pas complètement passée de mode.[ 15 ] Pour une majorité de citoyens de ces Puissances, pour une partie de leur classe capitaliste aussi, cette « coopération internationale » s’accompagne de difficultés qui sont abusivement présentées comme le revers d’avantages à long terme pour tous, comme une nécessité à laquelle on ne peut tout simplement pas se soustraire ; et, s’agissant des préjudices qui frappent la nation dans son ensemble, comme de sales magouilles des concurrents. Le Peuple s’informe des coupables, sa faculté de concurrence est vivement stimulée, mais il doit être freiné dans son aversion nationaliste pour les voisins, tout de même utiles. Il en est de même, sous une forme plus radicale, quand les États laissent immigrer des étrangers, d’ailleurs moins ceux qui apportent de l’argent que ceux qui veulent en gagner. Certes, ce sont principalement les plus misérables « chercheurs d’or » du capitalisme mondialisé, qu’on retrouve au cœur de l’économie de marché. Les méfaits obligés et les soi-disant contraintes du capitalisme sont la dernière chose contre quoi se dressent l’hostilité et l’esprit critique d’un Peuple hautement civilisé d’aujourd’hui ; ce dernier – encouragé avec cynisme par ses représentants au moyen d’informations qui avivent le nationalisme, par exemple les chiffres de la criminalité – préfère suivre sa conviction profonde, à savoir que « les étrangers » n’ont rien à faire « ici » ; il s’imagine que »ces gens-là », du fait de leur besoin d’argent et aussi de leur désir d’une vie privée normale, vont arracher aux autochtones emplois, femmes, l’espace vital en somme. En ce cas, le Peuple n’est absolument pas soutenu par le Pouvoir dans sa haine « latente » de l’étranger, encore moins encouragé à des actions ; bien au contraire, il est rappelé à l’ordre et il lui faut accepter que ses dirigeants se réservent le droit d’admettre des étrangers selon divers critères d’utilité, tant économiques que politiques, et ne tolèrent en aucun cas les agissements individuels. Le Peuple doit réfréner son fondamentalisme et s’efforcer à la vertu de tolérance, conformément à la vision étatique des choses, définie par le politique et abondamment interprétée par les médias indépendants: ainsi subit-il, sans toujours la subir dans la réalité, la présence de ses voisins venus d’ailleurs ; il en veut à ses concurrents étrangers pour chacun de leurs succès – il n’est pas vraiment nécessaire de faire ici la différence entre taux de croissance et compétitions sportives ; sous le signe de l’ambition nationale, presque tout est comparable – ; mais il se promet de supporter son épreuve, de tolérer ces « collègues » étrangers et de ne pas les considérer, quand ils sont les alliés de son propre pôle de croissance, comme des concurrents qui violent les règles, ce que pourtant on pourrait à juste titre leur reprocher. La fraction « modérée » des citoyens ajoute ainsi à sa partialité nationale la fierté de ne jamais pousser son nationalisme à l’extrême – pas comme certains autres Peuples ! –. D’autres, défenseurs des intérêts de la nation, soupçonnent leurs concitoyens et d’abord leurs dirigeants (voire se reprochent à eux-mêmes) de se départir, par trop de tolérance, du juste-ce-qu’il-faut d’égoïsme national ; ils souhaitent que ceux-ci manifestent plus de cette conscience de soi authentiquement patriotique dont d’autres nationalités possèdent d’évidence beaucoup trop. Indubitablement, tout le reste du Peuple a cette pure conscience patriotique.
– Parfois, les pays qui sont considérés par les puissances économiques dominantes comme d’utiles pôles d’affaires, tirent un profit imprévu de cette chance et posent alors de sérieux problèmes à leurs puissants « parrains » en se comportant comme des concurrents ? expérience que vivent les nations fondatrices de l’U. E. avec leurs récentes acquisitions d’Europe centrale, et les États-Unis avec la R. P. de Chine ?. Tous les gouvernements dans ce cas – et pas seulement celui de Paris – réagissent par cet aphorisme aux multiples sens: « Nous devons être d’autant meilleurs que nous sommes plus chers ». Ils font savoir ainsi à leurs partenaires indélicats que leur politique fixe comme but à la richesse capitaliste et à la puissance de chantage qu’a amassées toute nation capitaliste « de premier plan », d’entretenir et de développer leur propre prépondérance. Au Peuple, on fait connaître également que, dans ce combat, il est conçu et employé comme un instrument – et de quelle manière –: tant qu’il n’est pas « meilleur », c’est-à-dire utile au plus grand succès du capitalisme national, il faut qu’il travaille à moindre coût, il devient donc plus pauvre ; à l’inverse donc, sa chance d’échapper à la paupérisation tient exclusivement aux succès remportés sur la concurrence, qui, eux, sont dus à la compétitivité d’un travail bon marché. Le contenu réel, brutal, de l’aphorisme s’efface il est vrai devant la prétention nationale qu’affiche cet appel agressif: le Peuple est rappelé au fait qu’il se considère depuis toujours – dans quelle mesure, c’est peu important, par principe – comme meilleur que son médiocre voisinage, pour ne rien dire de la population qui fourmille dans les pays lointains, lesquels ne peuvent guère en imposer que par la masse de leur population. Les restrictions exigées stimulent ainsi le sentiment de supériorité impérialiste qu’attendent bien évidemment de la part de leurs citoyens les dirigeants démocrates.
– Ce sentiment de supériorité trouve un champ d’action plus vaste encore dans la majeure partie des États du monde, ceux qui, comparés globalement aux pôles capitalistes de croissance, apparaissent en définitive médiocres, voire dénués d’avenir. Face à eux, les nations dominantes se manifestent comme des puissances de contrôle qui ont autorité pour toute intervention ; la souveraineté des structures politiques sous contrôle ne revêt aucune importance pour elles. Ces interventions – qu’elles considèrent comme des charges inévitables qu’elles se répartissent avec soin –, elles les jugent nécessaires pour que ne se produise aucun « vide politique » – les autochtones doivent en fin de compte demeurer sous tutelle – et pour, le cas échéant, récupérer de ressources dans ces pays ce qui y est encore récupérable. Sous le regard des Peuples de ces grandes nations s’étale un monde de misère dont, selon le point de vue qui domine aujourd’hui, sont responsables les tentatives ratées pour partout ouvrir les États à une économie nationale qui leur soit propre, si possible même capable de concurrence, ou bien pour, avec force argent et violence, y initier une politique de développement, qui ne fonctionne évidemment pas dans de telles conditions et avec des gens aussi pauvres. Ce qui, d’autre part, ne peut pas non plus fonctionner, ce sont les tentatives périlleuses de jeunes gens, originaires de ces régions, prêts à tout pour entrer « chez nous », dans le « Nord riche » et s’y trouver un « petit boulot » ; certes, c’est leur seule chance, et elle leur est déniée. À partir de là, les Peuples nantis sont disposés à la compassion pour les victimes du nouvel ordre mondial, pour autant que celles-ci restent sagement chez elles et qu’elles soient injustement frappées par des catastrophes « inévitables » ; ils sont prêts à faire la charité, voire à exceptionnellement émettre des réserves sur les « excès » d’un « ordre économique mondial injuste ». Pour mettre « ceux qui fuient la misère » à l’abri d’un naufrage en Méditerranée ou d’un désastre similaire, on peut même accepter le principe d’une intervention financière de l’État pour créer des centres d’accueil « proches du pays d’origine » et qui soient impeccables, au sens, bien sûr, des droits de l’Homme. Aussi longtemps que ces derniers ne sont pas encore construits, quand quelques désespérés parviennent quand même jusque dans les pays riches, les responsables se réservent le droit de “tolérer“ ou d’expulser ; et le bon sens populaire suit, c’est-à-dire qu’on refuse d’accueillir chez soi « toute la misère du monde », qu’on s’imagine même être « envahi par les étrangers ». Par contre, une minorité de gens n’est pas opposée à accepter en ville un petit peu de folklore coloré ; et chacun a entendu parler de familles étrangères pour qui on devrait faire une exception humanitaire à la règle selon laquelle elles doivent en fait retourner d’où elles viennent, là où du reste « nous » regrettons que ne règnent pas les droits de l’Homme. Un Peuple de premier rang met son honneur dans une telle générosité. Mais celle-ci s’interrompt rapidement quand le Pouvoir informe ses citoyens de la charge que représentent pour lui les « sans-papiers ». Alors, il devient vite évident que ces « dossiers » vont devoir subir un tri « cas par cas » qui conduit aux « charters ». Cette sélection fonctionne en dehors de tout racisme: le critère de cette « reconduite à la frontière », c’est la pauvreté des immigrés.
– Les Puissances dominantes ont parfois de sérieuses difficultés avec les États de second plan, non seulement avec le Pouvoir plus ou moins impuissant qu’elles contrôlent, mais avec des mouvements violents, bien que non commandités de l’extérieur, et qui génèrent de l’ « insécurité » ; voire même avec une rébellion qui, au pire, va dégénérer en guerre ou en terrorisme.[ 16 ] Alors, les gouvernements des grandes Puissances savent immédiatement que cela est de leur compétence et que, de ce fait, ils doivent intervenir par la force contre tout ennemi qu’ils décideront – les citoyens, qui suivent les événements, sont évidemment plus que jamais concernés, ils se font expliquer par les représentants du Pouvoir et par ceux qui font l’opinion, lequel a raison et lequel a tort ; ils condamnent ce qu’ils appellent un « fondamentalisme », et dans leur velléité à juger le monde entier, n’ont aucun scrupule à user de violence, une violence d’ailleurs purement verbale –. Aujourd’hui, en règle générale, les gouvernements impérialistes ne jugent pas nécessaire de mettre leurs nations sur le pied de guerre – les interventions militaires, exécutées par des professionnels dotés de moyens asymétriques, sont assimilées à des actions internationales de « lutte contre la criminalité » – ; c’est pourquoi leurs Peuples font montre d’une attitude revendicative: non seulement ils sont sûrs que leurs gouvernants ont le droit, et même le devoir, de ramener par la force à la raison les dirigeants « voyous » et leurs partisans, mais s’ils exigent de leur Pouvoir une victoire totale et facile, ils n’acceptent pas pour autant les conséquences sur leur vie quotidienne des charges d’une vraie guerre.[ 17 ] Cependant, le coût n’en est jamais parfaitement calculé ; les interventions pour assurer l’ordre mondial, menées avec une irrésistible supériorité, sont justement pour le moins très coûteuses, et il faut, d’une manière ou d’une autre, prélever ces sommes sur la société qui produit la richesse: celles-ci se présentent donc comme une charge supplémentaire. En outre, il y a les morts. Alors, le Peuple est frappé de stupeur, il exige que son gouvernement rétablisse l’ordre mondial et liquide les « États voyous », qui s’opposent au régime généreux des grandes Puissances qui se sont développées à travers l’Histoire de l’Humanité jusqu’à la perfection et jusqu’au nec plus ultra de la conception humaine de l’État. Et quand il s’agit des méthodes d’intervention nécessaires, un Peuple indigné a moins encore de scrupules que ses militaires professionnels.
En effet, du fait de l’intérêt qu’elles ont à imposer leur ordre mondial, et des manœuvres que cela implique, les Puissances démocratiques deviennent par trop souvent, les unes pour les autres, une source de problèmes et un obstacle: en effet, de la même manière qu’en tant qu’Occident uni, elles ont organisé la « paix mondiale », chacune d’elles a besoin, pour garantir que celle-ci soit imposée et maintenue en permanence, de la coopération de ses concurrents les plus importants, dont en même temps elles contrecarrent sans cesse les projets. Cela réclame de leurs « stratèges en ordre mondial » la création de chefs d’œuvres dialectiques – lesquels bien sûr sont abondamment commentés au Peuple avec toute la morale simplificatrice qui s’impose –. Chacun selon son point de vue propre, les médias indépendants et les citoyens évaluent ce qui légitime, et leur propre nation, et les autres, à jouer au contrôleur des mœurs politiques du monde. Et au nom de quel droit on peut avoir la prétention à l’exemplarité politique vis-à-vis de ces autres États qui ont bien besoin de quelqu’un chez eux qui crée l’ordre ; avec quels arguments persuasifs aussi, on peut étayer cette prétention ; à quel point, par contre, ces mêmes ambitions paraissent ternes et louches chez leurs rivaux. Les Peuples s’interrogent sur la morale et la compétence des concurrents, y apportent des réponses qui récusent ceux-ci – mais ils s’interdisent de franchir le pas qui aboutirait à s’en faire de véritables ennemis, parce que (et aussi longtemps que) leurs gouvernements mettent un terme à leurs querelles bien avant une possible rupture et s’épargnent ainsi, à eux et à leurs nations, les hostilités qui, après des décennies de « partage des tâches » entre Occidentaux impérialistes, mettraient fin aux combinaisons politico-économiques devenues de règle. C’est pourquoi les citoyens du « monde occidental », quand ils examinent à leur façon ces rapports de force impérialistes, se considèrent-ils encore comme particulièrement pacifiques et conciliants.
5. Le Peuple aujourd’hui dans toute sa splendeur – un corps politique redoutable
(a)
C’est clair: les Peuples modernes, y compris les démocraties qui disposent d’un modèle de culture occidental et judéo-chrétien et d’une opinion publique éclairée, manifestent une grande fierté pour leur pays ; dans tous les domaines, du sport au taux de croissance du PNB, la rivalité nationale est vivace, comme l’est également la propension à juger avec mépris les autres Peuples ; les immigrés sont mal vus aussitôt qu’on découvre chez eux les symptômes d’un comportement différent ; l’arrogance nationaliste et le sentiment de supériorité continuent de sévir, de même que demeure l’image qu’on se fait de l’ennemi (dont on change selon les besoins) ; les citoyens, pour « libres » qu’ils soient, sont comme toujours « bons pour le service ! » Mais il est clair aussi que les Peuples d’aujourd’hui, en tout cas ceux dotés d’une culture nationale moderne qui se veut un modèle, sont fondamentalement ouverts au monde, tolérants, civils, prêts à entretenir avec « l’autre » des relations fondées sur l’estime mutuelle ; en théorie, ils sont chez eux partout dans le monde – voire même en chair et en os, lors des vacances, là où l’infrastructure touristique est correcte –; instruits qu’ils sont par les échanges scolaires internationaux et par la télévision, ils sont convaincus – et cela, à juste titre – que la vie quotidienne, avec les joies douteuses de la consommation et le poids manifeste que représente l’obligation de gagner de l’argent, est beaucoup plus difficile à vivre ailleurs, n’importe où, mais qu’au fond elle se déroule partout dans le monde à peu près selon les mêmes principes ; en bref, on se comprend, même si on ne parle aucune langue étrangère. Et concernant leur vie matérielle et morale, les Peuples modernes – c’est clair là encore – deviennent de plus en plus semblables les uns aux autres ; leurs relations sociales essentielles sont de nature très concrète: elles sont fondées sur l’argent ; les éléments issus de la nature, de l’intimité tribale, d’une « originalité ethnique », qui peuvent avoir joué un rôle dans la pré- et la protohistoire des Peuples actuels, se sont depuis longtemps dissous ; les us, les coutumes, voire les religions populaires, qui remontaient aux origines de ces sociétés, se sont dépréciés en folklore, en objets d’une industrie sans frontières du culturel, du divertissement ou du plaisir, en arguments publicitaires pour les tour operators et les petits commerçants. Les citoyens modernes, à travers leur vécu quotidien, démentent l’idée selon laquelle une certaine manière de vivre ensemble qui, au sens ethnologique, serait propre à chacun d’eux permettrait qu’aujourd’hui comme hier les Peuples se définissent et perdurent ; ces Hommes modernes ne peuvent qu’opiner au verbiage sur le « village planétaire » ; et si certains Peuples considèrent tout cela d’une autre manière, qu’ils vivent encore au rythme des coutumes ancestrales, ils passent parmi leurs contemporains modernistes pour définitivement arriérés.
En effet, les Peuples les plus avancés ont, dans leur vie quotidienne depuis la IIe Guerre Mondiale et l’exode rural, vécu l’abandon des modes de vie anciens ; ils pratiquent alors une nouvelle forme d’identité nationale – identité qui va demeurer un esprit vivant et l’objet de tous les honneurs – qui s’appuie sur le mode de vie refondu de familles restreintes, habitant des banlieues et travaillant, l’homme et la femme, dans l’industrie et les services (chose curieuse, ces mêmes Peuples font de gros efforts pour sauvegarder leur patrimoine historique et culturel). Fondamentalement, c’est par leur quotidien que les citoyens modernes témoignent de ce qui les fonde comme Peuples: l’action collective que leur ordonne la puissance étatique nationale dont ils sont la chose ; ils ont en commun d’être au service du pôle capitaliste de croissance administré par leur gouvernement. Par conséquent, ce qui différencie réellement les Peuples les uns des autres, c’est d’abord la position qu’a atteinte leur nation dans la lutte pour conquérir sa part de la richesse capitaliste, imposer le respect, et influer sur la marche du monde ; ce sont ensuite les efforts que fournit leur Pouvoir dans cette lutte, et dont il accable le personnel de son pôle de croissance. Cette vérité banale et brutale sur « la nature des Peuples » se manifeste quand les citoyens d’aujourd’hui se sont débarrassés de leurs origines, c’est-à-dire des vestiges « périmés » de l’époque où s’est formée leur communauté, et des conditions d’existence spécifiques à leur région et transmises par les générations passées – sans pour autant qu’il soit porté atteinte au « nous » national !
(b)
En Europe, cette évolution de la civilisation n’échappe pas aux partisans de ce « Peuple » qu’ils aiment : ceux-ci dénoncent au nom d’un patriotisme outragé la liquidation de leur civilisation occidentale évoluée, et déplorent une « américanisation » croissante du mode de vie dans leurs pays – ils ne pressentent vraisemblablement pas à quel point ils ont raison, c’est-à-dire combien le Peuple des États-Unis est de toute façon le modèle parfait, bien sûr dans le fast food et le cinéma, mais d’abord pour l’exemple qu’offre ce « Peuple » dans sa manière de vivre –. Le Peuple dans son ensemble s’est, aux États-Unis, formé dès le départ – avec des esclaves noirs et quelques indiens survivants, définis et traités comme des catégories raciales – en une société de classes capitaliste à partir d’une population de citoyens libres de s’enrichir, qui n’ont pas pour autant abandonné en Europe ou en Asie du Sud-est les caractères de leurs peuples d’origine, leurs particularismes nationaux et leur foi sectaire, mais en ont fait une affaire privée de leurs communautés et les cultivent comme telle ; et avec leur conscience aujourd’hui encore fière et sereine de s’être créé avec les États-Unis l’État idéal (mais déjà qui a créé quoi?), ces citoyens expriment que l’image qu’ils ont d’eux-mêmes en tant que Peuple n’a d’autre contenu que l’appartenance à ce capitalisme et cet impérialisme-là qui mènent le monde.
Plus récemment est apparue la formule à succès de « mondialisation », qui implique une vision globale du monde et allègue une dégradation générale des particularismes nationaux, le dépassement du stade de « site protégé » pour les activités économiques devenues non rentables et les « groupes sociaux en difficulté », et de manière générale un amenuisement de la puissance des États, consécutif à un destin économique incontournable, mais porteur d’un défi prometteur. Dans le vide conceptuel qui le caractérise, et qui est intentionnel, ce mot de « mondialisation » contient une allusion au fait que le capitalisme a mené à terme ce que – à tout seigneur, tout honneur – Marx & Engels, dans leur Manifeste communiste déjà, avaient présenté comme la prestation nécessaire de ce type d’économie: la population mondiale a été au fil du temps érigée en société de classes globale, avec une élite inter-nationalisée du profit et des affaires, et son appendice culturel ; avec, sur tous les continents, une forte population excédentaire, rejetée comme inutile, des paysans pour la plupart, à peine capables de subvenir à leurs besoins ; avec une classe ouvrière hiérarchisée selon la rentabilité du travail de chacun, classe dont les éléments les plus avancés paient chaque progrès technique par un nivellement par le bas de leur « niveau de vie » et par le transfert de ceux qu’on a rendus superflus, dans une « carrière de la misère », parfaitement organisée ; avec le personnel d’un gigantesque appareil d’État dont une économie mondiale libérale, malgré son aversion manifeste pour la « bureaucratie », a un besoin absolu pour fonctionner sans à-coups. Le débat public sur la « mondialisation » exploite cette marche triomphale et dévastatrice de l’économie capitaliste et le couronnement de celle-ci par le suicide de l’alternative soviétique et la révision radicale du socialisme chinois – sans jamais rien nommer par son nom –, pour faire croire à une tendance inexorable à l’affaiblissement de l’État-Nation – en particulier dans ce qu’ils offrent de politique sociale favorable au Peuple –, tendance certes révoltante mais qui peut être utilisée en faveur de l’État si on impose au monde du travail des charges supplémentaires. Ce message cynique est aussi, à sa manière, très intéressant. Il témoigne en effet d’une brutale aggravation de la concurrence entre États. Il adopte un point de vue national et invite à des efforts exceptionnels, c’est-à-dire qu’il réfute déjà sa propre affirmation selon laquelle cela ne dépendrait plus, en fin de compte, du pouvoir de l’État – tout discours sur l’impuissance étatique veut finalement que les États, impitoyables, engagent leur puissance contre les “acquis sociaux“ du monde du travail –. Et avec l’allégation d’un destin aveugle auquel les nations seraient soumises, cette « théorie » inverse la situation réelle. La concurrence, en effet, à laquelle les États auraient aujourd’hui bon gré mal gré à se plier, est en réalité leur propre création. Ils sont les détenteurs du Pouvoir, eux qui, par la force, font en sorte que se maintiennent l’exploitation capitaliste mondiale et la parfaite répartition des populations en classes ; et ils le font en s’opposant les uns aux autres en permanence et dans tous les domaines, et en combattant pour tirer un profit national du capitalisme mondialisé et accroître leur influence dans le contrôle des États du monde entier ; en bref, ils combattent pour leur « rang » dans « l’ordre mondial ». Ils ne sont plus, ces temps presque « idylliques » – et le discours sur la mondialisation le dit également –, où royaumes et républiques devaient être confrontées à des situations extra-ordinaires pour se mesurer les uns aux autres par la force ou le compromis, et récupérer des richesses pacifiquement ou par la guerre. Aujourd’hui, dans le monde, les nations agissent en permanence et en tout, en concurrentes ; même ce qu’elles font en politique intérieure a pour seul objet le succès international de leur pôle capitaliste de croissance et de leur propre puissance ; elles organisent la vie quotidienne du pays comme un instrument du rapport de force impérialiste, qui ne connaît aucune pause et ne laisse subsister aucune exception. Dans ce but, elles mettent à contribution cette partie précisément de la société de classes mondialisée dont elles sont les maîtres, pour en faire une masse de manœuvre.
« Masse de manœuvre » dans la lutte impérialiste, le Peuple occidental a fort à faire: c’est là, le contenu concret de son « identité ».
(c)
Confronté à ce destin, un Peuple ne dit pas « oui », ne dit pas « non », mais « NOUS ! » Il ne prend pas position, il s’identifie à l’« équipe » du pôle de croissance dans la concurrence mondiale que lui impose son propre État. C’est quand ils forment un Peuple que les Hommes renoncent à réfléchir, avec cohérence et esprit critique, à leurs besoins essentiels ; à faire en sorte de donner à leurs souhaits une valeur collective concrète, et assortir leurs intérêts à ceux des autres ; à créer un ordre qui assure leurs besoins vitaux, sans pratiquer de coupes sombres dans ce qui est admis comme essentiel – au lieu de cela, ils laissent leur Pouvoir décider de tout, car c’est « la condition humaine » ; sur tout, ils font abstraction d’eux-mêmes et de ce qui est important pour eux –. Et quant au but véritable de leurs activités communes, celui-là même qui est décidé par l’État, ils font là encore preuve d’une étonnante « capacité d’abstraction » : ils ne veulent en effet rien connaître de la nature et du but des conditions que leur réserve l’État, ni des principes politiques en fonction desquels leur vie quotidienne est gérée et modifiée en permanence. Ces « réalités », un Peuple les accueille avec un préjugé favorable bien ancré – du reste la propagande officielle l’exploite dans la formule: « mondialisation » en présentant aux gens les agissements du gouvernement comme la moins mauvaise réponse aux épreuves « inéluctables », et comme la lutte en faveur des « meilleures solutions » –. Le Peuple considère que fondamentalement l’ordre existant est à son service et qu’il est la seule manière de rendre possible une vie sociale de partage des tâches et de satisfaction mutuelle des besoins. Ce à quoi ils doivent s’adapter, cette volonté du Pouvoir à accumuler puissance et richesse, les citoyens en font l’ouvrage de toute une vie – ni plus ni moins en fait que tous les Peuples avant eux – . En effet, parce que « cela » ne fonctionne pas autrement, il faut que leur existence se déroule comme l’a décrété le Pouvoir, donc aussi qu’ils en soient satisfaits. Dans ces conditions qui leur imposent de vivre en instruments de la richesse capitaliste et de la puissance étatique – avec la misère, et elle seule, comme alternative –, ils mettent à profit des instruments qui les servent eux, des outils de leur permanent combat pour le bonheur. L’État, initiateur et garant de leurs conditions de vie, n’est donc pas mis en cause et ils réagissent à leur échec annoncé par un mécontentement qui s’entête à faire abstraction de ses véritables causes, du but impérialiste de toute l’affaire, et qui, contre mauvaise fortune, maintient qu’en dépit de ces conditions-là, on doit pouvoir « quand même » vivre correctement, que finalement donc État et économie, c’est-à-dire justement puissance et argent, sont là dans le but de doter l’individu des moyens nécessaires à la réussite de sa quête du bonheur – comme si, quand il est véritablement question du bien-être de tous et de chacun, il fallait faire appel à la puissance du capital et à la violence omniprésente du Pouvoir. Et même si l’image du gouvernement en arrive à se détériorer, les citoyens, fidèles, continuent d’habiller d’un « nous » leurs plaintes et persistent en dépit de tout à affirmer leur dépendance à la lutte concurrentielle, menée par l’État, et à courir après leur chance de succès en usant de moyens qui sont en vérité ceux du Pouvoir pour sa propre réussite.
Un Peuple vit par conséquent une fiction où seraient satisfaits d’égale manière les besoins impérialistes du Pouvoir et les intérêts essentiels des gens ; et il dispose d’un moyen pour en témoigner: une idéologie nationale qui dit de son existence de servitude qu’elle est un destin prédéterminé, une divine mission, un caractère racial distinctif. Ainsi, les Peuples modernes, ceux qui proposent un modèle démocratique, ont réussi une conquête remarquable: ils croient dans la méthode démocratique, selon laquelle l’électeur en tant que tel confie aux dirigeants le Pouvoir, méthode qui est la garantie – sans doute pas idéale, mais la seule, et donc la meilleure – pour que coïncident, autant que faire se peut, action étatique et volonté du Peuple ; donc ils croient dans le principe fondamental du « bien commun », où s’unissent les succès réels de la nation et ceux de son « personnel ». Les Peuples démocrates ne renoncent pas aux légendes qui parlent aux sentiments ; mais ils trouvent au-delà de toutes ces chimères la certitude que ce à quoi ils sont contraints par les oukases de l’État est aussi, en dernière instance, ce qu’ils veulent au tréfonds de leur raison citoyenne, certitude entretenue par l’illusion propre à la démocratie, que, par le choix d’un dirigeant ou d’un parti de gouvernement – peu importe comment, finalement –, ils sont devenus les maîtres. Alors qu’ils sont les maîtres du pouvoir que les élus font peser sur eux. Conformément à ce dogme démocratique, ils sont prêts à se laisser imposer les causes et les objectifs de la politique ; comme s’ils s’étaient eux-mêmes fixé pour mission, en toute liberté, les efforts qui sont nécessaires à la lutte concurrentielle – efforts dont le Pouvoir leur fait en permanence la divine surprise –. Voila véritablement un trait de génie !
C’est ainsi que les citoyens éclairés d’aujourd’hui vivent en tant que Peuple l´abstraction radicale de leurs besoins matériels et de leur mécontentement politique. Et ils la vivent – comme tous les Peuples avant eux – jusqu’à ses ultimes conséquences. Quand un État attaque une Puissance étrangère parce qu’il considère ses « intérêts vitaux » menacés, quand il prend la vie et accapare les moyens de subsistance de sujets étrangers, met en jeu la vie de ses propres citoyens et sacrifie la richesse nationale, alors le Peuple, dans son asservissement par les plus hautes instances, se reconnaît une identité avec les prétentions brutales de celles-ci, et tout ce qu’il veut, c’est un succès « collectif » aussi rapide que possible ; pour se donner la certitude qu’il a un droit irrécusable à ce succès, il se sert des épopées nationales, de l’esprit des croisades, et d’autres archétypes fondateurs. Les Peuples démocratiques élèvent leur génie de la guerre jusqu’à la perfection par la ferme conviction qu’ils ont d’être partout les missionnaires du seul vrai modèle de Pouvoir, et qu’aux Peuples qu’ils conquièrent, ils apportent la liberté, rien de moins ! Outre leur exaltation missionnaire, ils s’offrent alors, et avec quelle mesquinerie, le luxe de juger – c’est à cette occasion que s’illustrent les médias – si les dirigeants, quand ils décident de leurs actes de guerre, ont respecté la procédure démocratique inscrite dans leur droit. De ce jugement dépend en effet, pour un Peuple démocratique responsable, la question de savoir si les gouvernements exécutent sa volonté quand ils embrigadent le Peuple entier dans une guerre ; si, en d’autres termes, le Peuple a réellement donné mission à ses dirigeants de faire ce qu’ils font et ce qu’ils font de lui – si donc, là encore, il veut vraiment ce qui lui est imposé –. Mais, même en démocratie, c’est finalement la victoire des Bons sur les Mauvais qui emporte la décision. C’est pourquoi un Peuple démocratique ne recule devant aucune violence, semblable en cela à n’importe quel autre Peuple ou n’importe quel auteur d’attentat suicide.
*
C’est clair: malgré toute son ouverture au monde et son comportement démocratique, le Peuple moderne demeure ce qu’il est depuis toujours, la base d’un système de pouvoir. Et, mieux encore: aujourd’hui, il met en œuvre en citoyen sa propre soumission. Si ces Peuples savent poursuivre dans cette voie, alors on pourra les utiliser pour de grandes choses.
[ 1 ] L’usage particulier du mot français « peuple », dans la traduction du mot allemand « Volk » tel qu’il est défini dans le texte qui suit le titre général, nous oblige à marquer ce mot au moyen de la majuscule. (NdT).
[ 2 ] La pré- et la protohistoire de bien des Peuples ont commencé avec des communautés tribales, c’est-à-dire des relations parentales aux origines totalement naturelles ; et assez souvent des chefs de clans, des mouvements clandestins, une Église populaire ou des autorités de même nature, se référant à tout ce que chaque peuple a en commun, ont fait en sorte que leur peuplade se conçoive – et se maintienne – comme une communauté singulière, qui a le droit à une Autorité sortie de ses rangs. Les États et Peuples modernes s'en distinguent bien sûr en ce qu'ils ont définitivement abandonné ces relations sociales primitives ; et ceux qui y détiennent le monopole de la force publique isolent leurs peuples respectifs derrière les frontières de leurs États. Le fait que, précisément dans ce monde constitué d'États, on fasse si volontiers remonter à un ordre pré-politique, voire naturel, la division de l'Humanité en Peuples, et qu'on interprète la puissance étatique comme le résultat des désirs et des actes d'une sorte de communauté tribale, voila un gag idéologique qui n'est vraiment pas drôle.
[ 3 ] « Comment cela peut-il en être autrement ?! » : cette non-question du bon citoyen est depuis toujours l’argument imparable contre ceux pour qui les conditions imposées par le Pouvoir ne sont jamais inévitables. Après une telle question, il n’est plus possible de sérieusement se demander pour quelles véritables raisons cet arbitraire existe, quelles conséquences il génère – sauf à la rigueur à établir par une projection politologique de l'idée d'une nécessité légitimante qui contraindrait « l'Homme », lequel « par nature » ne fonctionne jamais sans violence –; et il est donc moins encore possible d’arriver à la logique interne de multiples nécessités, logique qui serait du reste la critique de celles-ci et le premier pas vers leur suppression. Et si finalement… Si tout « cela » – entendez toutes les contraintes sociales auxquelles les gens sont accoutumés – « ne doit pas en être autrement », quelle alternative reste-t-il ?
[ 4 ] Lorsque la critique de l'État était encore la chasse gardée des intellectuels de gauche, qui imputaient à la politique, comme une vilenie du système, ses actions en faveur de la richesse des riches et celles destinées à gérer la pauvreté des pauvres gens, et qui ont attendu ou réclamé d'une révolution la fin de la violence sociale et le « dépérissement » de l’État, la référence à la nature mauvaise de l'Homme était considérée comme la cause première de l’existence de l’État ; que cette cause soit sociale est difficile à prouver et facile à contester, en particulier chez les individus violents – en réalité, ce sont généralement des gens qui ont, d'une manière ou d'une autre, mal compris les leçons qui se dégagent du combat pour la vie en société –. Pour des générations de politologues, c’est la délinquance qui a été la raison ultime de l’action policière contre le crime, non pour réduire la force publique à un simple service public de qualité, mais pour lui conférer, ainsi qu’à l'ensemble de ses tâches, la légitimité de l’État. Dans l’intervalle, le paysage idéologique s’est inversé sans pour autant une amélioration concomitante de l'argumentation. Aujourd'hui, les politiciens libéraux, qui luttent pour le pouvoir et ont une idée précise des conditions libérales difficiles du travail et de la concurrence qu'ils veulent imposer aux gens par la force, ainsi que les experts de l'État, qui s'estiment indispensables et sous-payés, les uns et les autres considèrent la politique sociale comme du pur gaspillage et ils ont introduit dans le « discours public » cette opinion – qui a cessé d’être choquante à notre époque – selon laquelle ce n'est absolument pas à cause de leur misère – utile politiquement et économiquement – que le Pouvoir aiderait les pauvres gens, mais qu'au contraire il y aurait de la misère à cause de cette assistance, totalement superflue ; sans État les cas sociaux seraient en meilleure situation (Évidemment : ce ne serait plus des « cas sociaux » ; mais pauvres, ils le demeureraient !). Eu égard au fait que l'État moderne consacre quelques dépenses pour circonscrire un certain nombre d’effets dévastateurs des méthodes actuelles de production sur les conditions de vie, les représentants des grands intérêts et les lobbyistes de l'économie sont devenus des ennemis jurés de « la bureaucratie », et ils prônent la « désétatisation » comme principe à mettre en œuvre dans le fonctionnement du Pouvoir dans un État qui répondrait à leurs voeux. A contrario, les spécialistes favorables à l'action sociale et à la protection de l'environnement objectent que seuls les riches pourraient se permettre moins d'État, que la masse continuerait de dépendre de « l'État providence » – pour n’être pas une justification, voila qui est une belle réhabilitation de l'État, qui ne contient aucune critique face aux épreuves de la misère, ni ne révoque en doute la nature privée de la richesse sociale, mais au contraire affirme que, face à sa misère, il faut faire en sorte que la population continue de respecter l’ordre établi.
[ 5 ] Les pacifistes ont en outre un sens très vif de la responsabilité: ils se considèrent à tel point responsables des agissements de leur gouvernement qu'ils exigent de lui qu'il renonce aux guerres parce que, dans le cas inverse, eux-mêmes en assumeraient – ou pour le moins partageraient – la culpabilité.
[ 6 ] Dans cette situation de crise, les intellectuels démocrates se demandent avec inquiétude si leur Peuple ne fonctionne démocratiquement que « par beau temps », c’est-à-dire tant que lui sont épargnées des épreuves plus difficiles, et si en temps de crise par contre il ne souhaiterait pas la main de fer d’un dictateur. Les politiciens démocrates, cependant, luttent par les urnes pour prouver qu’ils savent comprendre un tel besoin du Peuple et qu’ils sont capables d’anticiper cette attente, c’est-à-dire qu’une démocratie managée par eux, mise en état de se défendre « par tous les temps », peut aisément réussir là où leurs accusateurs n’en croient capable qu’un dictateur, parce que ce dernier fait fi des institutions démocratiques.
[ 7 ] Le candidat à la Présidence, Nicolas Sarkozy, s’est posé la question suivante: « Mme Royale, est-ce qu’elle m’aide ? Ce n’est pas sûr. Ce n’est pas sûr que le fait d’être nulle soit forcément un handicap en France. » (Le Monde, 26 août 2007) Mais, grâce à (ou malgré) cette constatation, le corps électoral français, qui ne sait peut-être pas distinguer un être nul d’un candidat compétent, l’a élu Président.
[ 8 ] C’est avant tout le cas quand, après la Deuxième Guerre mondiale, des mouvements populaires de libération ont, en se référant à l’oppression et l’exploitation subies par les populations de leurs pays et en s’appuyant sur celles-ci – et jamais sans le soutien calculateur de l’étranger – transformé les colonies de l’Europe en États souverains, ou même succédé à des dictateurs, d’abord soutenus par les États-Unis, puis « lâchés » par eux. Les nouveaux dirigeants avaient avant tout un label de qualité « révolutionnaire » à offrir: être issus du peuple. Quoi qu’il en soit, ils avaient entrepris, dans de nombreux cas, de récupérer chez leurs sujets libérés la richesse et une puissance grâce à laquelle ils avaient fière allure devant les seigneurs coloniaux défaits et les souverains voisins. Cette entreprise, ils l’avaient conduite souvent avec l’étiquette « socialisme », accompagnée du qualificatif de la nationalité ; tantôt avec un regard vers l’Union Soviétique et son « camp socialiste », dont on espérait et le plus souvent recevait de l’aide; tantôt aussi comme l’expression d’une volonté politique de faire abstraction de tous les cloisonnements internes, les différences, les incompatibilités et les contradictions, en particulier celles issues des traditions pré-étatiques, pour créer un Peuple-nation désireux qu’existe l’État ; un dessein pour lequel on a fondé des partis uniques selon le modèle du « réalisme socialiste ». Ces tentatives ont régulièrement échoué et ont été parfois brisées au cours de « guerres impérialistes par alliés interposés » ; maints « libérateurs du peuple » – en particulier ceux qui étaient « sponsorisés » par les démocraties occidentales – n’ont même jamais emprunté cette « voie de développement ». Le résultat au début du XXIe siècle, ce sont, dans les deux cas, de nouvelles sortes d’États: États surendettés ou faillis, et masses en cours de paupérisation chez qui il ne peut être question d’un Peuple au sens propre – c’est-à-dire qui verrait et chercherait en la nation le représentant du « bien commun ».
[ 9 ] En Allemagne fédérale, on croit aujourd'hui qu'est absolument nécessaire cette identification à la patrie, alors que, après la IIe Guerre mondiale, le nationalisme exalté et l’enthousiasme aveugle pour « le Peuple et la patrie » avaient été officiellement « oubliés », dans un pays qui assumait la « succession légale » du « Pouvoir de non-droit » [le IIIe Reich], à cause des « abus » – guerre totale et génocide inclus – commis par les nazis pendant 12 années. Les temps où un Président allemand chevronné affirmait publiquement que c’était pour sa femme seulement qu’il éprouvait de l’amour, sont révolus depuis la « réunification » ; et on a, en Allemagne, remis en question cette position distanciée vis-à-vis de la patrie, inscrite aujourd’hui au passif de la génération de ’68 et de sa révolution culturelle qui a démoralisé le Peuple.
[ 10 ] S’agissant des opinions divergentes et des critiques qui s’écartent de ce souci permanent en faveur de la nation, ce n’est pas leur erreur qui est montrée du doigt : on leur reproche de cracher dans la soupe – une image bien adaptée à la « conscience du nous », qu’utilisent les médias, forts de leur responsabilité, et qu’ils transmettent à un public qui sait déjà ce qui est en jeu – ; quand on émet un jugement sur sa propre nation, il faut le faire dans l’unique intérêt de cette dernière ; la critique ne peut être que positive ; elle doit montrer que celui qui critique s’identifie avec l’objet de sa critique et prend fait et cause pour la réussite de celui-ci.
[ 11 ] Ce magistrat suprême, figure de proue et incarnation de la nation, peut, dans certains pays, disposer de pouvoirs réels très étendus (NDT).
[ 12 ] De ce fait, celui qui est autorisé à immigrer doit, au cours d’un examen, faire la preuve d’un « bon » état d’esprit. Le caractère ridicule de cet acte administratif obligatoire souligne encore le principe qui est ici mis en application.
[ 13 ] S’attendre à ce que les étrangers aussi se présentent comme le fan club de leur patrie, voilà le fondement des idées que répandent les maîtres à penser du Peuple : comprendre la fierté nationale des autres serait le signe du véritable amour de la patrie et la ligne de partage, décisive en tout, entre le patriotisme (qui est bien) et le nationalisme (presque, voire totalement, mauvais) ; à l’inverse, il faut aimer sa propre patrie pour être capable de comprendre vraiment les Peuples étrangers et d’aboutir à une véritable entente entre les Peuples. Ce flot d'édifiante éloquence n’est rien d’autre qu’un témoignage, dépourvu de sens critique, qu’être membre d’une nation est, chez le bon citoyen, une raison suffisante de son absolue partialité. Et les patriotes ne peuvent pas s’imaginer autre chose, chez les étrangers non plus !
Par ailleurs, cette compréhension des patriotes les uns pour les autres est un bon point de départ si on veut basculer dans la polémique.
[ 14 ] Quand un État prépare son Peuple à une guerre, c’est-à-dire fait en sorte que le Peuple veuille cette guerre, il veille à ce que les citoyens se considèrent comme ce Peuple de seigneurs auquel sont donnés le droit et la charge de détruire les États voyous et de servir de modèle au reste du monde, c’est-à-dire un Peuple qui n’intervient que comme redresseur de torts. Au demeurant, cette haute opinion de ses dirigeants bellicistes pour leur Peuple, combinée à la foi en l’ancrage génétique de l’universelle vocation du Peuple, est le terreau idéologique dont les nazis en particulier se sont abondamment servis dans leur folie raciste.
[ 15 ] Ces calculs, consistant, compte tenu de l’Histoire mondiale, à dépasser le stade où l’État est intéressé à la prise de butin, pour atteindre celui où il profite des bénéfices, largement plus fructueux, des relations commerciales capitalistes internationales, servent de fondement à la théorie politologique selon laquelle l’économie de marché a, dans son principe, un caractère pacifique. La concurrence entre les nations – et c’est un fait désolant – ne se déchaîne pas seulement sur le terrain commercial, elle provoque des différends d’un niveau plus élevé, c’est-à-dire sur le contrôle des conditions du commerce mondial et donc sur la capacité à créer un ordre mondial s’imposant aux Pouvoirs qui gèrent ces conditions. Les Puissances en concurrence, celles de cette dimension, ne se sont jamais bercées de l’illusion qu’elles pourraient trouver un accord pacifique unanime. Comme seigneurs protecteurs de leurs intérêts nationaux mondialisés, comme candidats à un régime universel de contrôle et comme maîtres dans l’art du chantage, les politiciens responsables connaissent trop bien la nécessité et l’intérêt d’un appareil militaire gigantesque. C’est pourquoi ils le conservent encore à l’époque de l’économie de marché achevée et mondiale, et savent l’engager de toutes les manières possibles.
[ 16 ] Au grand mécontentement de l’opinion impérialiste mondiale, il y a en effet toujours, dans les États sous-développés, ceux du tiers- et du quart-monde, des gouvernants et des tribuns de l’opposition qui exaltent chez leur Peuple « l’objectif collectif » d’une rébellion contre les rapports de force établis ; parfois contre un gouvernement qui est dénoncé comme un joug étranger auprès d’une certaine partie du Peuple ; dans d’autres cas, contre l’exploitation du pays en faveur des intérêts impérialistes, que ce soit par l’entremise de l’Autorité au pouvoir ou bien malgré les efforts d’émancipation de cette dernière. Alors, des fractions mécontentes du Peuple sont le cas échéant utilisées comme masse de manœuvre par des leaders politiques qui – en se référant aux grands principes, les mêmes qui sont reconnus par toutes les nations prestigieuses comme le cœur de leur « identité » – peuvent influer positivement sur l’équilibre mondial – par exemple, l’élan « libérateur » des Peuples de Yougoslavie, qui pendant plusieurs décennies avaient oublié leurs nationalismes respectifs –, ou le plus souvent le bouleversent – quand, et les Balkans en sont encore un exemple, ils ne mettent pas un terme à leur émancipation fanatique, bien qu’ils soient déjà sous tutelle de l’impérialisme –. Dans ce dernier cas de figure, les Peuples évolués se révèlent incapables de comprendre ce fanatisme partisan des « ethnies » étrangères ou des combattants de la foi.
[ 17 ] Le point de vue selon lequel l’ensemble des États, si possible reconnaissants, devrait se conformer à l’ordre mondial voulu par les démocraties impérialistes et en tolérer passivement les rappels à l’ordre sous peine d’élimination immédiate, et qu’ainsi la vie quotidienne normale des citoyens, les affaires et les profits ne sauraient souffrir de pertes d’aucune sorte, ce point de vue donc pérennise l’affirmation qui prétend que démocratie et économie de marché, recettes du succès de l’hégémonie mondiale actuelle, seraient des ennemis jurés de la guerre et qu’elles exigeraient de main de maître une paix mondiale durable. Cela est vrai dans le sens le plus brutal possible : l’impérialisme démocratique a un intérêt matériel fondamental à imposer sa paix par la force au reste du monde et la garantir grâce à ses propres moyens de coercition.